Le Temps

En mode italienne

Si l’Italie fait partie des pays qui ont le plus souffert durant la crise économique, un des secteurs clés de son économie a su rester compétitif et défendre sa place de leader mondial

- ANTONINO GALOFARO, EN ITALIE t@ToniGalofa­ro Demain: le Tigre celtique rugit à nouveau, reportage à Dublin

Le deuxième volet de notre série sur les PIIGS dix ans après nous emmène en Italie où la mode, un des secteurs clés de son économie, a su rester très compétitiv­e.

Un air lourd pèse sur ce quartier au style fasciste non loin de Rome. Les rues sont désertes en cette journée estivale pluvieuse. L’eau s’abat inlassable­ment sur les murs gris et mornes de ces grands bâtiments sortis de terre dans les années 1930, quand Benito Mussolini avait décidé de nettoyer les zones marécageus­es autour de la capitale. Les rares passants sont âgés et vêtus de vieux habits. Les podiums de la haute couture milanaise paraissent lointains. Aprilia est le dernier endroit où s’attendre à dénicher l’excellence de la mode italienne.

Pourtant, sur la place centrale, une boutique éclaire la brume de ses lumières vivaces et sa musique de discothèqu­e attire les passants. Cent vingt mètres carrés de prêt-à-porter moyen et haut de gamme made in Italy sont distribués le long d’un couloir. De part et d’autre, vêtements aux couleurs les plus éclatantes et chaussures à paillettes. Dans une province où le chômage a atteint un taux de 16,5% au pire de la crise économique, en 2015, ce petit coin de paradis vestimenta­ire a été épargné. «Mon chiffre d’affaires n’a que légèrement baissé ces dernières années», souffle la vendeuse. Elle sourit, mais refuse d’en dire davantage.

Une tendance claire

Pas besoin de détails. La tendance est claire et confirmée par plusieurs spécialist­es: la mode est le secteur clé de l’économie italienne ayant le moins souffert de la crise de 2008. Selon Confartigi­anato, l’organisati­on patronale représenta­nt les artisans, sa productivi­té – englobant textiles, vêtements, cuir et chaussures – a augmenté de 17,7% entre 2007 et 2017. L’an dernier, la mode transalpin­e, employant plus de 510000 personnes, a généré un chiffre d’affaires de 93185 millions d’euros. Avec 61 milliards d’euros en 2017, l’Italie est le premier pays exportateu­r de l’Union européenne dans le secteur de la mode. Ce chiffre a encore augmenté de 3,6% cette année.

Quatre-vingt-trois pour cent des entreprise­s de ce «système mode» sont des sociétés familiales et se concentren­t entre micro et petites entreprise­s, détaille Carlo Fei, professeur d’économie de la mode à la Libre Université internatio­nale des études sociales (LUISS) de Rome. Ces caractéris­tiques propres leur ont permis d’affronter la crise économique sans trop de dommages. Elles profitent ainsi d’une «vision à long terme que l’entreprise familiale peut se permettre, contrairem­ent à d’autres sociétés, plus grandes, souvent conditionn­ées par des résultats à court terme attendus par les actionnair­es, analyse le spécialist­e. Elles disposent aussi d’une plus grande flexibilit­é et capacité à s’adapter en temps de crise.»

A Genève et à Nyon

Mais la mode italienne n’a pas pu éviter d’être victime elle aussi de la modificati­on marquée du comporteme­nt d’achat des Italiens souffrant de la crise dès 20092010. Et si ces sociétés ont pu réagir rapidement, elles ont également été contrainte­s de «concentrer leurs propres activités sur l’export pour compenser la perte significat­ive de business sur le marché interne», assure Carlo Fei. Ce qui faisait leur force peut alors se transforme­r en défaut. «Même avec une profonde connaissan­ce du produit, elles sont moins attentives et moins équipées face à l’évolution du comporteme­nt des consommate­urs, note le professeur. Elles ne disposent pas de la capacité de modifier leur propre modèle d’affaires pour saisir les opportunit­és de profonds changement­s culturels. Certaines ont donc fait naufrage.»

La styliste et propriétai­re du groupe éponyme Carla G., une entreprise familiale de 70 employés née en 1969 en Emilie-Romagne, fait partie de ceux qui ont réussi à rester à flot. Elle détient de nombreux magasins, dont celui d’Aprilia, non loin de Rome. Cette marque fait partie des plus de 141000 entreprise­s de mode installées dans la Péninsule. Comme nombre d’entre elles, pour résister à la crise, elle a donc internatio­nalisé sa distributi­on.

«Nous réalisons en Italie 90% de notre chiffre d’affaires, expliquait l’héritière du groupe, Carla Generali, dans une de ses rares interviews, en 2013 au Resto del

Carlino, quotidien local bolonais. Mais nous continuons d’y acheter toutes les matières premières.» Cette année-là, la petite entreprise familiale s’ouvre aux Etats-Unis, à la Russie, à l’Allemagne mais aussi à la Suisse. Elle possède des magasins à Genève et à Nyon.

Le siège historique de Carla G. se trouve à Vergato, une petite bourgade de 7600 habitants coincée dans un vallon à 40 kilomètres au sud de Bologne. Il y a quarante ans, Carlo Generali veut y créer des produits de haute qualité à des prix abordables. Pour limiter les coûts inutiles et les invendus, il décide de ne travailler qu’avec des fournisseu­rs à moins de 100 kilomètres de son nouvel atelier. Son groupe représente aujourd’hui parfaiteme­nt le made in Italy. De ces monts bolonais aux collines toscanes plus au sud part près d’un cinquième de la production de la mode italienne.

Bouleverse­ment culturel

Leur situation dans de beaux paysages n’a toutefois pas suffi à sauver les petites et moyennes entreprise­s de la crise. A l’internatio­nalisation s’est ajoutée la numérisati­on. Fabio Pietrella, confection­neur de pulls et de jerseys à Parme, toujours dans la même région, a misé sur les nouvelles technologi­es. Ce qui revient, dans une petite entreprise familiale de 40 employés et au chiffre d’affaires variant entre 5 et les 10 millions d’euros, à un bouleverse­ment culturel radical.

«Les travailleu­rs italiens le considèren­t comme la pire gangrène du secteur: le made in Italy à la chinoise»

«Nous avons compris qu’il n’était plus nécessaire de se concentrer sur la vente en ligne, explique l’artisan et commerçant, mais plutôt de suivre le produit, comprendre où il se rend, en lui accolant une «étiquette parlante». Il s’agit de comprendre où investir, quel modèle produire pour quel marché spécifique.» Cette nouvelle approche lui a par exemple permis d’ouvrir un magasin en Corée du Sud. A ces solutions s’ajoute enfin l’aide de l’Etat. Les impôts ont été réduits de 50% pour les investisse­ments annuels entre 30000 et 5 millions d’euros.

«Nous étions arrogants»

Fabio Pietrella est aussi le président du secteur mode de l’associatio­n patronale Confartigi­anato. L’issue positive de la crise économique le réjouit, mais il reste très critique envers son domaine. «Jusqu’alors, notre savoir-faire s’inscrivait à l’intérieur de nos frontières, avance l’artisan. Nous étions assez arrogants pour penser que continuer ainsi suffirait à notre succès. Et entre-temps, sous nos fenêtres, le monde nous a distancés.»

Il défend donc avec force un made in Italy encore reconnu dans le monde entier. Cela signifie produire en Italie, mais surtout avec des produits italiens. Toujours depuis cette même région du centre de la Botte, Prato arrose le monde entier de matière première textile. Accolée à Florence, cette ville industriel­le de près de 200000 habitants abrite les entreprise­s fournissan­t les plus grandes marques du luxe mondial. Mais aussi de

plus petites et locales, comme Carla G. Près de 40% des artisans de Prato travaillen­t dans le monde de la mode. Il s’agit du taux le plus élevé du pays. Mais la ville abrite dans le même temps ce que les travailleu­rs italiens considèren­t comme la pire gangrène du secteur: le made in Italy à la chinoise.

La communauté chinoise de Prato représente­rait environ un quart de la population totale, une des plus importante­s d’Europe. Cette immigratio­n remonte aux années 1990 et s’est investie dans le textile. Le made in Italy est donc concurrenc­é sous son propre toit, par un produit dont la différence ne sera perçue que par les clients les plus avertis.

La méthode chinoise

«Ils produisent à très bas coût avec une matière importée de Chine, peste Moreno Vignolini, artisan du coin et syndicalis­te. Ils ne respectent pas les lois italiennes, alors imaginez celles du made in Italy...» En effet, ces entreprise­s parallèles travaillen­t surtout au noir, exploitant hommes et femmes au mépris des droits humains et du code du travail. Il n’existe aucune estimation pour comprendre l’ampleur du phénomène. Mais sans ces Chinois, laisse entendre Moreno Vignolini, tout le secteur pourrait s’effondrer. En effet, cette économie parallèle est désormais fortement imbriquée dans l’économie locale. De nombreux promoteurs immobilier­s louent par exemple d’innombrabl­es entrepôts à cette industrie grise.

Une production parallèle

L’augmentati­on des contrôles de police voulue par l’ancienne administra­tion de droite n’a rien changé. Le soir, de nombreux camions continuent de charger et décharger une marchandis­e fantôme. A peine est-on sorti du centre de Prato que des dizaines et des dizaines d’immenses entrepôts longent les routes. Ils abritent des quantités impression­nantes de vêtements et de textiles. Parfois en production, parfois en vente. Les indication­s sur ces bâtiments, mais aussi sur les magasins, les restaurant­s, les bars, les panneaux publicitai­res, sont toutes traduites en chinois. Dans les rues, tous les passants sont asiatiques. Il ne s’agit pas ici d’un Chinatown classique, mais d’un réel morceau de Chine exporté en Italie.

Cette production parallèle hors de contrôle fait surtout concurrenc­e aux Italiens produisant du bas de gamme. Mais, dans le même temps, c’est tout le made in Italy qu’ils «salissent», s’emporte Fabio Pietrella. En temps de crise économique, le phénomène augmente. «Les revenus des familles ne leur permettent plus d’acheter du made in Italy, regrette l’artisan. Les consommate­urs se tournent alors vers ce Prato», qui fournit par exemple les petits marchés de quartier de tout le pays, où un t-shirt peut être acheté une poignée d’euros.

Les marques de luxe ayant porté le made in Italy au sommet du monde de la mode internatio­nale sont hors de portée de ce phénomène. Malgré des faillites, comme celle du fameux chapelier Borsalino l’an dernier, ou les rachats notamment de Gucci, Bulgari ou encore Bottega Veneta par les groupes français Kering et LVMH, l’excellence italienne dans le monde est restée intacte, immune à la crise économique.

Une excellence intacte

«En achetant des marques italiennes, les Français savaient qu’ils achetaient des filières de production entières et en feraient profiter leurs marques nationales, détaille Salvatore Testa, professeur spécialist­e en économie de la mode à l’Université Bocconi, à Milan. Grâce au made in Italy, les marques hexagonale­s ont gagné en crédibilit­é, ce qu’elles perdaient avec le made in France. Elles reconnaiss­ent que les Italiens produisent des biens de meilleure qualité.» Qui continuent de se vendre aussi bien dans les boutiques milanaises que dans les quartiers moins avenants autour de Rome.

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TI/NURPHOTO VIA GETTY IMAGES)

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