Le journaliste afghan, cible de choix
L’AFP a perdu dimanche un nouveau collaborateur en Afghanistan. Depuis la chute des talibans en 2001, les médias ont prospéré, mais les journalistes font face à des risques énormes
Jeune photographe à Djalalabad, capitale de la province du Nangarhar au nord de Kaboul, Hamed (prénom d’emprunt) ne dort plus la nuit: «Ces derniers temps, ça a été l’enfer», murmure-t-il au volant de sa voiture, pressé de rentrer chez lui avant le crépuscule. En cette fin de mois de mai, un attentat lors d’un match de cricket dans cette ville faisait huit morts et 45 blessés, et un autre contre un bâtiment gouvernemental tuait huit personnes. Depuis, plusieurs attentats, notamment contre un bâtiment local du Ministère de l’éducation ou encore un rassemblement de la minorité sikh, ont fait des dizaines de morts.
En plus de menaces des groupes armés, les journalistes afghans subissent des pressions des autorités
«En allant couvrir les attaques, nous jouons avec notre destin», poursuit-il, car «à tout moment, la mort peut survenir». Dans le centre-ville, la plupart des panneaux publicitaires affichent les portraits de victimes du dernier attentat. Et parce que les talibans et les assaillants se revendiquant du groupe Etat islamique (EI) ont pris l’habitude d’effectuer des attaques ciblées à moto, il est maintenant interdit de rouler en deux-roues.
Considéré comme l’un des pays les plus violents du monde, l’Afghanistan est aussi parmi les plus dangereux pour les journalistes, selon Reporters sans frontières. Dimanche, l’AFP a perdu un chauffeur à Kaboul. Mohammad Akhtar était à l’aéroport quand sa route a croisé celle du kamikaze de l’EI qui a manqué le convoi du chef de guerre et vice-président Rachid Abdul Dostum, qui revenait d’exil.
Le 30 avril, neuf journalistes, dont le chef du service photo du bureau de l’AFP – le cousin du chauffeur tué dimanche –, sont morts en couvrant un double attentat à Kaboul. Le même jour, un correspondant local de la BBC était assassiné à Khost (sud-est). L’an dernier, l’attaque des locaux d’une chaîne télévisée à Kaboul, revendiquée par l’EI, avait déjà fait les gros titres de la presse internationale.
«Déstabiliser les élections»
«Les combattants de l’EI sont encore plus violents, y compris envers la presse, que les talibans», juge un analyste de la sécurité des médias. «Contrairement aux talibans, qui soignent leur image en prétendant tuer un minimum de civils, les criminels se revendiquant de l’EI ne s’embarrassent pas de faux-semblants.» Chassés du pouvoir en 2001, les talibans mènent une guerre d’usure contre le gouvernement. Depuis 2015, ils sont concurrencés par une branche locale de l’EI. «Avant les élections législatives qui doivent se tenir au mois d’octobre et la présidentielle prévue l’an prochain, les insurgés redoublent d’efforts pour intimider les journalistes», note Ainuddin Bahodury, membre du Comité afghan pour la sécurité des journalistes (AJSC). «Déstabiliser les élections, en perturbant notamment sa couverture médiatique, c’est ainsi déstabiliser le gouvernement.»
En plus des menaces de la part des groupes armés, les journalistes afghans disent subir des pressions des autorités. «Au mieux, un journaliste peut se voir tout à coup interdit d’entrée aux conférences de presse, lance un journaliste. On a aussi vu des reporters se faire violenter par la police, sans raison.» Le think-tank américain Freedom House établit même que «les autorités et les forces de sécurité afghanes restent les principales responsables de violences et d’intimidations, souvent liées à la couverture médiatique d’affaires de corruption.» Lotfullah Najafizada, l’influent directeur des informations de Tolo News, chaîne d’info du plus grand groupe médiatique du pays, dit avoir lui-même subi des tentatives d’ingérence de la part de responsables politiques: «Régulièrement, on s’arroge le droit de me faire la morale, allant jusqu’à m’accuser de détruire le pays à cause de certaines couvertures», regrette-t-il.
Une seule radio du temps des talibans
En 2001, quand l’intervention américaine mit fin au règne des talibans qui avaient pris le pouvoir en 1996, il ne subsistait dans le pays qu’une seule station radio, dédiée à la religion. Mais l’avalanche d’investissements internationaux pour la reconstruction du pays, au cours des années 2000, permit au secteur de renaître plus fort que jamais. Aujourd’hui, il compte des dizaines de chaînes télévisées, quelque 170 radios, et des centaines de publications. La loi s’est enrichie de textes protégeant la liberté d’informer, et les journalistes possèdent leur propre syndicat. La scène médiatique afghane est une success story citée en exemple par les experts du développement des médias.
«C’est un miracle que nous devons à tout prix préserver», martèle Lotfullah Najafizada dans son bureau moderne qui surplombe le studio du journal télévisé. Soudain, les nouvelles d’une explosion non loin font sonner les téléphones. Dans le compound de Tolo News, entouré de murs anti-explosions, on n’a rien entendu. Le rédacteur en chef doit prendre une décision: envoyer ou non ses reporters couvrir l’événement, au risque de leur vie.
Quoi qu’il arrive, assure Lotfullah Najafizada, les journalistes afghans ne cesseront d’affronter le danger, et les médias en sont d’autant plus soudés. Si une rédaction perd du matériel de tournage dans un attentat, une autre lui en prêtera. Et après le massacre du groupe de journalistes fin avril, les offres de soutien financier aux familles ont abondé. «Nous avons la même politique que l’OTAN, explique-t-il. Une attaque envers un journaliste est une attaque envers nous tous.»
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