Cette honnie société de consommation
En juillet 1968, avec l’aide du «Docteur Jivago», François Schaller remet les pendules du capitalisme à l’heure. Et fustige un vocabulaire selon lui vide de sens
François Schaller (1920-2006) – dont la renommée d’expert en matière économique et le talent d’écriture ne sont aujourd’hui plus à démontrer – s’attaque, le 24 juillet 1968 dans la Gazette de Lausanne, à une expression qu’il dit «nouvelle» et «assurée d’un très vif succès»: la société de consommation. Mais que signifie-t-elle exactement? se demande-t-il, en prétendant avoir «consulté […] tous les dictionnaires économiques des bibliothèques». Et de fustiger, donc, «ceux qui recourent à cette formule originale» en s’abstenant «de la définir». Car «une fois de plus, une vieille habitude est en voie de se perdre, qui consistait à n’utiliser que les vocables dont la signification était clairement précisée».
Bref, poursuit Schaller, «un accouplement de mots peut n’avoir aucun sens, l’essentiel aujourd’hui est qu’il soit inédit». Mais le plus intéressant est à venir, car il bâtit toute sa démonstration à partir du Docteur
Jivago de Boris Pasternak, le livre. Qu’il voit comme «l’analyse contesta- toire de la société soviétique», partant, «un vibrant plaidoyer en faveur d’une société de consommation» où «l’homme est né pour vivre» (bien). Car «les héros de Pasternak en ont assez des souffrances, de la préférence accordée aux industries lourdes, des investissements toujours accrus et jamais utilisés», bref: «Ils en ont assez de préparer l’avenir au détriment du présent.»
«Vivre, et vivre mieux»
Ce tableau s’oppose à la situation de l’Occident et à son taux de croissance économique fulgurant des années 1960, «amélioration du niveau de vie de la population» à la clé, qui permet «à chacun de vivre, et de vivre mieux», de relâcher l’étau du matérialisme. Ainsi, pour tous s’ouvre également la possibilité «de consommer davantage». Nous y voilà. Alors, pourquoi sont-ce «les jeunes ouvriers et les étudiants qui ne peuvent plus accepter sans révolte notre société de consommation»? Et surtout, «en est-on bien certain?»
Le professeur aux Unis de Berne et Lausanne «avoue éprouver beaucoup de peine» à croire que la jeunesse ait «aujourd’hui moins de besoins matériels que la génération qui l’a précédée». Selon lui, il y a vraiment de gros doutes qu’elle se révèle «indifférente à la multitude des biens que l’industrie moderne met à sa disposition» et «au confort matériel qui lui est proposé». Il n’observe pas de «désintéressement» de sa part «à l’égard des augmentations de salaires, et nul chef d’atelier n’a le sentiment pénible d’importuner son personnel en l’informant de la prochaine amélioration de son revenu».
Alors où est le problème posé par cette sacrée «société de consommation», sachant que chez les jeunes gens qu’il dit connaître, l’auteur «ne discerne aucune inclination particulière à l’ascétisme»? Le vrai problème, pour ce grand libéral, est que l’on conteste ce pouvoir d’achat grandissant qui avilirait l’homme. De toute manière, ce n’est pas en adoptant une telle attitude «qu’on parviendra à faire profiter tout le monde d’un confort dont chacun exige qu’il soit de plus en plus large».
Pirouette finale de cet article: «Au-delà des mots vides de sens, que veut-on? Le sait-on?» Peut-être un peu mieux cinquante ans plus tard, quand on réalise que la fameuse expression «vide de sens» a surtout été utilisée pour critiquer la société moderne et le capitalisme, alors qu’elle est parfaitement entrée dans les moeurs langagières – jusqu’à se banaliser – depuis la fin de la guerre froide et la chute de l’URSS. C’est-àdire depuis que le capitalisme n’est plus une idéologie très concurrencée par d’autres systèmes économiques, comme celui vécu par Iouri Andréievitch Jivago.
Demain: l'enseignement encyclopédique remis en question