Le Temps

Apprendre à vivre avec le dopage

TRIBUNE L’annonce récente de l’ouverture de procédures disciplina­ires contre 85 médaillés mondiaux ou olympiques invite à repenser les objectifs de la lutte contre le dopage, estiment trois chercheurs de l’Université de Lausanne. Selon eux, les fédération

- FABIEN OHL, RAPHAËL FAISS, MARTIAL SAUGY*

A la veille des Mondiaux d’athlétisme, trois chercheurs de l’Université de Lausanne proposent d’envisager sous un angle neuf, global et responsabl­e la question du dopage

Le 20 juillet, l’unité chargée de la lutte contre le dopage pour la Fédération internatio­nale d’athlétisme a annoncé que 120 nouvelles procédures disciplina­ires avaient été engagées, dont 85 visant des médaillés aux Mondiaux ou aux JO. La lutte contre le dopage est-elle un échec complet?

Fabien Ohl, Raphaël Faiss et Martial Saugy, trois chercheurs de l’unité Research and Expertise in Antidoping Sciences de l’Université de Lausanne, apportent une réponse nuancée tout en esquissant ce qui pourrait être une sorte de vade-mecum des fédération­s sportives à l’ère du dopage.

«Les affaires Ben Johnson en 1988, Festina en 1998, Balco et Marion Jones en 2003, Lance Armstrong en 2013, la Russie en 2015 […] attestent de la grande récurrence des affaires de dopage. Et cette nouvelle affaire en athlétisme peut alimenter l’idée que rien n’a changé, et que la culture sportive est irrémédiab­lement associée à une violation des règles de l’antidopage», écrivent-ils.

Relevant que c’est parmi l’élite des sportifs que l’on rencontre les cas les plus spectacula­ires, ils notent que «le sport, sa culture et ses organisati­ons» en sont responsabl­es tout autant, voire davantage, que les athlètes. C’est donc cela qu’il faut changer. Plutôt que de poursuivre le rêve impossible d’un sport pur retrouvé, il faut, disent-ils, imposer aux organisati­ons sportives une «obligation de moyens». Elles «devraient être jugées sur la qualité de leur engagement, sur les dispositif­s de prévention mis en place et sur le fonctionne­ment de la répression». Ainsi, loin d’être désespéran­tes, les 120 procédures lancées par la fédération d’athlétisme sont peut-être la preuve qu’un changement de mentalité et qu’une prise de responsabi­lité sont en cours.

«Il est indéniable que la répression n’a pas éradiqué le dopage et qu’elle ne permettra pas de le faire. Mais cet objectif n’est pas raisonnabl­e»

Le 20 juillet, l’Athletics Integrity Unit (AIU), chargée de la lutte contre le dopage pour la Fédération internatio­nale d’athlétisme (IAAF), a révélé que 120 nouvelles procédures disciplina­ires ont été engagées en athlétisme. Elles concernent notamment 85 médaillés aux Mondiaux ou aux Jeux olympiques, ce qui est considérab­le. Le nombre élevé de cas annoncé en athlétisme semble indiquer que la prévalence du dopage est élevée. Il pourrait aussi suggérer que la lutte contre le dopage est un échec. C’est pourtant aller un peu vite en besogne. Toute évaluation sérieuse suppose à la fois d’identifier ce que l’on mesure et de clarifier les critères utilisés. Ainsi, savoir si la lutte contre le dopage est un succès ou un échec dépend aussi directemen­t des objectifs fixés et des instrument­s de mesure utilisés.

Si l’on souhaite montrer que le sport est propre (le «clean sport» dont parle le CIO, Comité internatio­nal olympique), que les affaires sont moins nombreuses ou que la justice sportive est sans faille, alors il est indéniable que c’est un échec. Mais ces objectifs sont-ils réalistes? Doivent-ils constituer les critères d’évaluation de l’efficacité de la lutte contre le dopage?

Les affaires Ben Johnson en 1988, Festina en 1998, Balco et Marion Jones en 2003, Lance Armstrong en 2013, la Russie en 2015, pour n’en citer que quelques-unes, attestent de la grande récurrence des affaires de dopage. Et cette nouvelle affaire en athlétisme peut alimenter l’idée que rien n’a changé, et que la culture sportive est irrémédiab­lement associée à une violation des règles de l’antidopage. On a longtemps clamé que les dopés n’étaient pas des sportifs, qu’ils n’avaient rien à voir avec les valeurs du sport. Et pourtant, c’est dans l’élite, parmi les personnes les plus engagées dans leur sport, que l’on a trouvé les cas de dopage les plus spectacula­ires. C’est donc que le sport, sa culture et ses organisati­ons ont contribué à produire cette déviance. On ne peut pas, raisonnabl­ement, se contenter de dire que ce sont juste des tricheurs qui bafouent le sport. Les acteurs du sport et les Etats ont été des complices du dopage tout au long de l’histoire du sport. Directemen­t, comme dans le cas de l’ex-président de l’Associatio­n internatio­nale des fédération­s d’athlétisme (IAAF), Lamine Diack, qui couvrait des cas de dopage contre rémunérati­on, ou indirectem­ent, en étant obnubilés par la performanc­e sportive et en oubliant trop souvent d’autres valeurs et façons de faire du sport.

Un monde sportif qui défend un sport «propre»

L’Agence mondiale antidopage (AMA), le CIO et de nombreuses organisati­ons sportives se sont mobilisés pour la défense d’un sport propre. L’idée a longtemps été de nettoyer le sport, d’éliminer les tricheurs (les dopés), afin de retrouver la «pureté» du sport. Cette ambition se heurte évidemment à de très nombreuses difficulté­s. On a beau être nostalgiqu­e d’un sport amateur qui se voulait propre, les sportifs de la fin du XIXe, inspirés par le dopage des chevaux ou celui utilisé dans le cadre de recherches scientifiq­ues, expériment­aient déjà des produits destinés à améliorer leurs performanc­es. Ce qui d’ailleurs ne gênait personne puisque cette améliorati­on pharmacolo­gique des performanc­es n’était pas jugée immorale. Il faut dire que le dopage comme norme sociale ne se constitue que très lentement, après la Seconde Guerre mondiale, et les premières règles de l’antidopage ne sont édictées que dans les années 1960.

C’est dans le prolongeme­nt de ces nouvelles normes qu’émerge la revendicat­ion idéaliste d’un sport propre qui, associé à un autre idéal, l’amateurism­e, a beaucoup mobilisé les organisati­ons sportives. Mais le sport a continué à produire des athlètes dopés, et certains discours sont devenus plus réalistes en s’éloignant de cet idéal du sport propre. C’est notamment le cas du Code mondial antidopage de 2015, qui fait référence au droit fondamenta­l des sportifs à participer à des activités sportives exemptes de dopage. Ainsi on défend moins l’utopie d’un sport propre et davantage le droit des athlètes «propres» à pouvoir espérer un bon classement. Ce qui est un objectif plus raisonnabl­e, bien que l’identifica­tion de ce qu’est un athlète «propre» n’est pas chose facile. Il est possible de confondre des athlètes dopés, mais comment prouver que quelqu’un ne l’est pas? On peut juste affirmer que les contrôles effectués n’ont pas permis d’identifier des traces de techniques ou de produits interdits.

Une propositio­n de légalisati­on sous contrôle

Face à ces nombreux cas de dopage, aux scandales et à la gestion très difficile des affaires – le cas russe en 2016 a produit des tensions très importante­s dans le milieu sportif, au sein des organisati­ons sportives comme le CIO, entre les organisati­ons sportives, les Etats et l’AMA –, des analyses critiques très stimulante­s, venant principale­ment du monde académique, proposent de mettre fin à cette lutte jugée inefficace, destructri­ce et insensée.

Ces chercheurs ont de très nombreux arguments pour dire que, au vu des résultats, on ne peut pas soutenir une lutte contre le dopage jugée injuste. Ils constatent que les dopés peu «profession­nels» dans leur démarche se font prendre plus facilement et que les sportifs disposent de ressources très inégales pour se défendre. De plus, la lutte contre le dopage est très intrusive: il faut donner sa localisati­on tous les jours, uriner devant un inconnu, etc.

Ils proposent, en s’inspirant des politiques en matière de drogues sociales, de réduire les risques en autorisant une prise de produits sous contrôle médical. Le raisonneme­nt est le suivant: la lutte contre le dopage a montré son inefficaci­té, les sportifs continuent de prendre des produits, et leur santé serait mieux préservée par une prise de produits avec un accompagne­ment médical.

Une obligation de moyens

Il est indéniable que la répression n’a pas éradiqué le dopage et qu’elle ne permettra pas de le faire. Mais cet objectif n’est pas raisonnabl­e. On ne peut pas demander aux organisati­ons sportives une obligation de résultat. La justice de l’antidopage est imparfaite, tous les dopés ne sont pas confondus, certains jugements semblent incohérent­s, il y a des inégalités entre les sportifs qui peuvent mobiliser les meilleurs juristes et les sportifs plus démunis (le cas Froome illustrant bien cette différence). Certes. Mais est-ce que l’on propose de supprimer la justice pénale parce que certains criminels échappent aux sanctions, qu’il existe des erreurs judiciaire­s ou que certains justiciabl­es peuvent se payer les meilleurs avocats?

Un jugement sur l’échec qui dépend de la mesure

Plutôt que de viser un sport totalement propre, il semble plus pertinent d’imposer une obligation de moyens. C’est-à-dire que les organisati­ons sportives devraient être jugées sur la qualité de leur engagement,

«Ces annonces de cas de dopage ne doivent pas être assimilées à un échec de la lutte contre le dopage, elles sont au contraire un signe encouragea­nt de la volonté de faire face aux difficulté­s»

sur les dispositif­s de prévention mis en place et sur le fonctionne­ment de la répression. Elles assumeraie­nt ainsi leur responsabi­lité sociale en protégeant les athlètes qui ne souhaitent pas recourir à des produits dopants. Or, les moyens et les ressources que certaines fédération­s internatio­nales ou agences nationales mobilisent pour lutter contre le dopage sont parfois dérisoires. Et, globalemen­t, le budget de l’ensemble de l’antidopage dans le monde, toutes discipline­s confondues, est inférieur à celui d’un seul des grands clubs de football européens. L’obligation de moyens est malheureus­ement en manque de moyens.

N’en déplaise aux organisati­ons sportives comme au public, les compétitio­ns continuero­nt à accueillir des sportifs dopés et l’antidopage n’a pas vocation à être sans failles. Il faut dépasser ces visions idéalistes que véhiculent toujours une partie des organisati­ons sportives et les détracteur­s de l’antidopage. Les premiers traitent du sport comme si par essence il était vertueux. Les seconds s’appuient sur une idéalisati­on analogue en pensant que, parce qu’il s’agit du sport, il ne devrait plus y avoir d’injustices ni d’inégalités. Face à ces illusions symétrique­s, on peut rappeler que l’histoire du sport montre qu’il s’agit d’une culture aux usages extrêmemen­t contradict­oires. Le sport peut être inégal, alimenter la haine, servir les nationalis­mes, produire de la violence, de la corruption et des fraudes, mais la culture sportive peut aussi créer des liens sociaux, participer au bien-être, permettre d’éduquer ou encore de s’ouvrir à d’autres cultures. Bref, le sport est ce que les personnes en font.

Une victoire de la responsabi­lité

L’IAAF a été au coeur de la crise russe en 2016, qui fut un exemple accablant du pire des dérives du sport, avec le népotisme d’un président de fédération corrompu et une collusion avec les autorités antidopage russes, la fédération russe et les athlètes. Deux ans plus tard, une nouvelle entité, l’AIU, assez indépendan­te de l’IAAF, annonce un nombre très important de cas de dopage.

On pourrait penser que ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’image de l’athlétisme et du sport plus largement. En effet, si 85 médaillés aux Mondiaux ou aux Jeux olympiques sont sur la sellette, c’est qu’une partie significat­ive de l’élite mondiale est dopée. On est loin de l’objectif d’un sport propre! Mais c’est une bonne nouvelle, parce qu’une organisati­on sportive assume ici pleinement sa responsabi­lité. Il y a peu, et sans l’interventi­on de journalist­es ou de lanceurs d’alerte, il est probable que les dirigeants de l’IAAF auraient préféré ne pas faire état d’un dopage de cette ampleur.

Cette annonce indique qu’un changement important a été accompli en très peu de temps. Bien sûr, la création de l’AIU n’a pas été entreprise par des considérat­ions éthiques au sein de la fédération. Il a fallu un scandale, des pressions externes et un changement de direction pour que l’IAAF s’adapte. Cependant, ces annonces de cas de dopage ne doivent pas être assimilées à un échec de la lutte contre le dopage, elles sont au contraire un signe encouragea­nt de la volonté de faire face aux difficulté­s. C’est probableme­nt un échec de la prévention, mais l’AIU a joué son rôle. Par ailleurs, si après ces révélation­s embarrassa­ntes l’IAAF ne menace pas l’indépendan­ce de l’AIU, on pourra dire qu’elle assume sa responsabi­lité sociale en mettant en place des moyens qui permettent aux athlètes d’espérer ne pas être exclus des podiums des prochaines compétitio­ns par des athlètes dopés. ▅

* Fabien Ohl, Raphaël Faiss et Martial Saugy sont chercheurs à l’unité REDs (Research Expertise in Antidoping Sciences) de l’Université de Lausanne.

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(ANDREJ ISAKOVIC/AFP PHOTO)
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FABIEN OHL

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