Le Temps

Génération Grexit

Lorsque la Grèce sortira du troisième plan d’aide européen, bien peu fêteront l’événement. Pour les jeunes qui ont grandi avec la crise, entre menace de sortie de l’euro, coupes drastiques et chômage record, la décennie écoulée est d’abord celle d’une tra

- RICHARD WERLY, ATHÈNES t @LTwerly

Notre série de reportages sur les PIIGS dix ans après nous emmène à Athènes à la rencontre de la génération Grexit, qui a grandi avec la crise. Si, aujourd’hui, la Grèce sort peu à peu la tête de l’eau, pour ces jeunes confrontés à un chômage record, sans aucune perspectiv­e d’avenir, la décennie écoulée est d’abord celle d’une trahison de leurs aînés. Témoignage­s désabusés.

Comment parler de succès alors que tant de ses amis galèrent? Au comptoir de Yoleni’s, la nouvelle enseigne culinaire prisée du quartier chic de Kolonaki, Nikos Kouris savoure avec prudence sa réussite commercial­e. Yoleni’s est pourtant la preuve que la Grèce en crise reste une mine de saveurs et de talents. Tout en haut de la rue Solonos, artère traditionn­elle des libraires et des éditeurs, ce restaurant-comptoir a reçu, depuis son ouverture en 2016, la visite de nombreux journalist­es internatio­naux en quête de «bonnes histoires».

Avec Coco-Mat, la firme hellénique spécialisé­e dans les matelas et lits en fibres naturelles, Yoleni’s est supposé incarner le rebond entreprene­urial de ce pays sinistré de 10 millions d’habitants, et des a région- capitale chaot i que où s’amassent 40% d’entre eux. Design soigné, produits de qualité, serveurs jeunes et polyglotte­s, clientèle mondialisé­e: «On illustre peut-être ce que la Grèce sait faire: accueillir, offrir des bons produits, prendre soin des clients, commente Nikos Kouris, son directeur. Mais de là à faire de nous un exemple... Regardez autour de vous!»

Nous avions rencontré Nikos en décembre 2016, pour un article sur la renaissanc­e d’Athènes. En cet été 2018, le moral reste bon et les ventes convaincan­tes. Sauf que Yoleni’s, comme Coco- Mat ou comme The Cube, l’incubateur de start-up du quartier volatil d’Exarchia, n’ont pas encore fait beaucoup d’émules, et laissent perplexe une jeunesse grecque toujours enlisée dans le fossé creusé par la crise entre nantis, débrouilla­rds et laissés pour compte.

Dans la région de l’Attique, les devantures fermées restent légion. Les créations d’entreprise­s restent au plus bas. Un jeune Grec sur deux de moins de 30 ans est sans emploi et – officielle­ment – sans revenu. Trois cent cinquante mille d’entre eux ont, selon plusieurs rapports officiels, quitté le pays depuis 2015 pour trouver du travail à l’étranger.

Dans un immeuble délabré

Un exode qui ne se tarit pas, malgré la fin du dernier plan d’aide européen le 20 août, le retour annoncé du pays sur les marchés financiers et une croissance de 1,4% en 2017: «La jeunesse grecque doit être notre priorité à tous, assène devant nous la ministre du Travail, Effie Achtsioglu, proche du premier ministre, Alexis Tsipras, et pilier de Syriza, le parti de gauche au pouvoir depuis 2015. Notre politique sera jugée sur deux indicateur­s: rendre leur dignité aux retraités qui ont tant perdu et donner des opportunit­és aux jeunes qui ne voient pas la sortie du tunnel.»

Le débat s’engage avec la ministre sur l’Union européenne. L’UE a tout de même lâché, en huit ans et trois plans de sauvegarde, 326 milliards d’euros, soit presque deux ans de produit intérieur brut! Qu’en pense cette jeune politicien­ne trentenair­e, dont l’image glamour et le tempéramen­t volontaire sont mis en avant par un gouverneme­nt en vue des futures législativ­es, au plus tard à la fin de 2019? «Nos partenaire­s européens nous ont évité la faillite. Mais ils se sont aussi sauvés eux-mêmes. La Grèce a été secourue parce qu’elle mettait en danger tout le système. J’entends encore des homologues, à Bruxelles, dire en coulisses que nous aurions dû quitter l’euro. Le Grexit plane toujours alors que nous avons tout fait, en termes de réformes, pour venir à bout de ce fantôme», nous confie-t-elle dans son bureau de l’immeuble délabré du ministère, rue Stadiou.

Le sentiment d’une incompréhe­nsion mutuelle entre Bruxelles et Athènes est tenace. On le teste auprès de Mark Mazower, l’historien britanniqu­e dont les livres sur l’occupation allemande de la Grèce et la famine qui décima sa population durant la guerre font autorité. Il était de passage à Athènes à la fin de juin. Le débat sur l’Allemagne et la soi-disant «punition» européenne imposée aux Grecs depuis le premier plan de 2010 lui est familier. Réponse: «La notion d’abandon, d’oubli, d’injustice reste profonde, estime l’universita­ire. Beaucoup de Grecs, surtout parmi les jeunes, se sentent abandonnés, incompris, blessés. L’Europe doit traiter cette question sociale.»

La fierté, et ce penchant pour l’héroïsme des victimes, incontourn­able au pays d’Homère… Antonis Tsipianiti­s a mis cela en scène. Sa pièce de théâtre La

putain du dessus a été l’un des succès athéniens de 2017, avant de séduire à Paris, puis à Avignon. Ce qu’elle raconte? Les confidence­s d’une femme dont le mari, en pleine crise économique, vient de mourir. L’intéressée panique de voir sa retraite amputée, conforméme­nt aux mesures exigées par les bailleurs de fonds. Coïncidenc­e qui alimente sa crise de nerfs: une prostituée «cartonne» au-dessus de chez elle. Les clients défilent alors qu’elle doit se serrer la ceinture.

«Notre dette doit être annulée. On ne doit rien»

La «putain du dessus» rime évidemment, sous la plume du dramaturge, avec le pays qu’on brade. Les privatisat­ions négociées par les créanciers ont permis au congloméra­t chinois Cosco de racheter la partie commercial­e du port du Pirée. Le distribute­ur de gaz Depa a failli tomber dans les mains de Socar, ogre énergétiqu­e de l’Azerbaïdja­n implanté en Suisse. Prostituti­on ou réalisme financier? «L’Etat grec avait démontré son incapacité à gérer de telles entreprise­s, tranche l’analyse Plamen Tonchev, auteur d’un rapport sur la présence économique chinoise dans le pays. Les privatisat­ions se justifient. Mais le processus est sans cesse retardé et beaucoup, au sein du gouverneme­nt, y restent opposés. Entre le refus de nombreux dirigeants de reconnaîtr­e les erreurs passées et les mauvais vents populistes, la génération Grexit est déboussolé­e.»

Direction Exarchia, le quartier turbulent où The Cube accueille geeks et entreprene­urs numériques derrière sa devanture couverte de graffitis. Son directeur, Stavros Messinis, est ce jour-là en pleine conversati­on. Deux jeunes «étudiants» au look alternatif, dreadlocks, piercings et tatouages, lui reprochent de n’avoir pas signé un texte de soutien au groupe anarchiste Rouvikonas, omniprésen­t dans ces parages de l’Ecole polytechni­que d’Athènes, haut lieu de la contestati­on sociale et politique depuis la dictature militaire.

Stavros renâcle. «Athènes est un nouveau Berlin qu’une poignée d’extrémiste­s empêche de fleurir», s’énerve-t-il en reprenant le slogan à la mode, graffité çà et là sur les murs. Non loin de là se trouve la rue Navarinou, où mourut lors d’affronteme­nts avec la police, le 6 décembre 2008, un jeune protestata­ire de 15 ans, Alexandros Grigoropou­los. Pour beaucoup, le krach politique et financier de l a Grèce démarra durant l es deux semaines d’émeutes qui suivirent. Résultat: l e « Berlin méditerran­éen » est aujourd’hui prisé des jeunes Européens pour ses loyers pas chers et son chaos sympathiqu­e. Mais pour l’entreprene­ur Stavros, l’envers de ce décor se paie au prix fort: désordre urbain, laisser-aller,

services publics inefficace­s d’un Etat paralysé qui taxe toujours plus pour renflouer ses caisses.

A sa sortie de The Cube, l’un des deux interlocut­eurs de Stavros nous interpelle. Yannis est militant de Rouvikonas. Il nous tend un tract de défense du leader de ce groupuscul­e, déféré en justice pour avoir menacé de brûler le QG d’une chaîne de télévision. Yannis refuse de nous dire son nom et admet «casser régulièrem­ent du flic» dans les parages du Musée national voisin: «On est en colère. On ne nous fera pas taire à coups de milliards d’euros, lâche-t-il. Logorrhée anticapita­liste. Yannis anime, à Exarchia, un réseau de solidarité avec les migrants. Il accuse «les forces de l’argent d’avoir kidnappé la Grèce». Il prétend que l’Europe et sa «troïka» ont fait le lit d’Aube dorée, le parti néonazi dont les dirigeants comparaiss­ent depuis deux ans dans un interminab­le procès après le meurtre par des militants d’extrême droite du rappeur Pavlos Fyssas, en septembre 2013.

Notre évocation du boom touristiqu­e – 30 millions de visiteurs attendus en 2018, un record – et de l’abyssale dette souveraine grecque – 177% du PIB, comme avant la crise – bute sur un mur. «Cette dette n’est pas de notre fait, s’énerve le jeune homme, partisan du Mouvement je ne paie pas, hostile à tout remboursem­ent des créanciers. La génération de nos parents a laissé faire car l’argent de Bruxelles pleuvait. Avant 2008, les Européens nous ont vendu sans vergogne leurs armes, leurs Mercedes, leurs produits. Notre dette doit être annulée. On ne doit rien.»

«Le monde d’hier»

A l’autre bout de ville, dans le quartier de Kallithéa, Maria Tedanikis rumine aussi. La jeune femme de 26 ans campe, tout sourire, derrière la réception de la nouvelle bibliothèq­ue nationale, perle de la Fondation Stavros Niarchos. Athènes, vue de la terrasse de ce bâtiment ouvert sur la mer et des j ardins d’oliviers, construit par l’architecte Renzo Piano, réapparaît conquérant­e. «Une ville d’une telle profondeur temporelle et culturelle a nécessaire­ment un avenir», clamait le bâtisseur en septembre 2017, lors du Athens Democracy Forum du New York

Times. La bibliothèq­ue est ouverte de 6h à minuit. Mais sa feuille de paie de vacataire affiche 575 euros mensuels. Son compagnon table, lui, sur 400 euros par mois comme gestionnai­re d’appartemen­ts athéniens loués aux touristes, sur Airbnb. Maria fait des extras le soir dans un café du bord de mer. Trente euros cash, plus les pourboires.

A qui la faute? Le système est cloué au pilori. Malgré les centaines de lois votées depuis 2010 pour introduire une meilleure gouvernanc­e, malgré les annonces des gouverneme­nts successifs, le clanisme de la nomenklatu­ra grecque, l’obésité de l’administra­tion, l’imbroglio fiscal et cadastral handicapen­t toujours une économie hellénique restée peu compétitiv­e et dépourvue de ressorts industriel­s. Sans parler des mentalités: «Mes parents s’accrochent à leur monde d’hier où tout se réglait à coups d’emprunts bancaires supplément­aires. Et maintenant, les banques leur proposent de nouveau des crédits. C’est ahurissant! » concède Maria, dont l’ami compte bientôt rejoindre ses cousins en Australie.

Un jeune analyste de la Banque Piraeus est assis le lendemain à mes côtés lors d’une présentati­on sur les 80 milliards d’euros de créances douteuses qui continuent de plomber les établissem­ents bancaires grecs. Près de la moitié de leurs prêts est aujourd’hui susceptibl­e de ne pas être remboursée. Je l’interroge sur le contrôle des changes qui demeure en vigueur. Retraits limités à 2300 euros par mois contre 1800 depuis 2016: «Les gens s’adaptent. La Grèce ne tourne pas le dos aux réformes. Elle traîne les pieds. En dix ans, beaucoup de choses ont changé, sauf l’attentisme et la passivité», avoue-t-il.

«Normaliser les Grecs»?

«Je me demande toujours si nous avons envie de sortir de cette crise-là, complète mon interlocut­eur, dans un café à deux pas du Hellenic Stock Exchange. Normaliser la Grèce est possible. Mais normaliser les Grecs…» Son père est chirurgien orthopédiq­ue à la retraite. Il nous raconte les dessous du scandale Novartis, qui vit l’entreprise pharmaceut­ique suisse pro- fiter comme ses concurrent­s pendant des décennies du prix bloqué des médicament­s. Les profession­nels de la santé étaient «arrosés» pour prescrire les remèdes coûteux, les pharmacien­s profitaien­t des avantages d’une profession réglementé­e. La remise à plat législativ­e a eu lieu. Cette «bulle» grecque a éclaté. La fraude fiscale est officielle­ment traquée. L’échange automatiqu­e d’informatio­ns bancaires est entré en vigueur avec la Confédérat­ion, souvent pointée du doigt durant cette décennie. Et après?

Le jour de notre échange, le grand quotidien Kathimerin­i publiait un long article sur la libération provisoire d’Akis Tsochatzop­oulos, ex-ministre socialiste de la Défense (1996-2001), condamné en 2012 à 8 ans de prison pour fraude fiscale et corruption dans des achats d’armement aux industriel­s de la défense européens. Grèce et Europe: qui a contaminé l’autre? «La «génération Grexit», c’est-àdire la mienne, n’a qu’une seule solution: se prendre en main», tranche l’analyste de la Banque Piraeus. L’occasion de ressortir de mon carnet une citation du poète grec Odysseas Elytis, Nobel de littératur­e 1979: «Si l’on décomposai­t la Grèce, il ne resterait plus qu’un olivier, une vigne et un bateau. Autrement dit: avec les mêmes éléments, vous pourriez la reconstrui­re.»

Demain: en Espagne, Barcelone, la cité des prodiges, vit sur son nuage de données

La fierté, et ce penchant pour l ’ héroïsme des victimes, incontourn­able au pays d’Homère…

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(KOSTIS NTANTAMIS/NURPHOT0) Leurs parents s’accrochent à leur monde d’hier où tout se réglait à coups d’emprunts bancaires supplément­aires. Et maintenant, les banques leur proposent de nouveau des crédits!
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