Le Temps

Chef suprême

Elu «cuisinier du siècle» en 1989 aux côtés de Paul Bocuse et Joël Robuchon, l’immense Frédy Girardet a régné en toute discrétion sur la haute gastronomi­e durant un quart de siècle

- ÉDOUARD AMOIEL t @EAmoiel

C’est une légende de la gastronomi­e mondiale. Elu «cuisinier du siècle» en 1989, Frédy Girardet incarne la quête permanente de la perfection. Dans son restaurant de l’Hôtel de Ville, à Crissier, il a réinventé l’approche de la haute cuisine.

Les anciens parlent de Frédy Girardet comme d’une légende. Des bribes du passé ressurgiss­ent à travers des récits poétiques qui débutent presque toujours par «Tu te souviens de…» Certains se rappellent un filet de rouget à la crème de romarin; pour d’autres, ce seront les rognons de veau sautés à la dôle ou les petits choux farcis de langoustin­e au beurre de béluga.

Il était un maître des cuissons, un amoureux du produit et un dieu des saveurs. Jamais plus de trois dans une assiette! Un passé inégalé que nous devrions tous connaître afin de comprendre les fondamenta­ux culinaires et donc la cuisine d’aujourd’hui. L’Hôtel de Ville de Crissier, sur les hauteurs de Lausanne, était à l’époque un passage obligatoir­e pour n’importe quel épicurien se rendant en Suisse. Aujourd’hui Frédy Girardet, homme discret fuyant les apparition­s publiques, est devenu un mythe. Un homme touché par la grâce qui – peutêtre malgré lui – a révolution­né le monde de la haute gastronomi­e pour l’éternité.

Apprenti typographe

Avec un père cuisinier et une mère cordon-bleu, le jeune Frédy est bercé dès son plus jeune âge par la mélodie du frémisseme­nt des sauces et du crépitemen­t des aliments dorés à la poêle. Son père travaille au Central Bellevue à Lausanne avant de reprendre la direction de l’Hôtel de Ville de Crissier. Nous sommes en 1950 et, à cette époque, le jeune chef en devenir ne s’intéresse pas encore à la cuisine. Sous l’influence de sa mère, qui trouvait que ce métier ne laissait pas de place à une vie de famille, il passe l’examen de compositeu­r typographe. Mais le milieu l’ennuie, et il décide de partir en apprentiss­age à la brasserie lausannois­e du Grand Chêne.

Rapide, précis et méticuleux, il apprend vite et est nommé chef de brigade à la fin de son stage avant de collaborer avec un traiteur, ami de son père. Il découvre une autre facette du métier: la présentati­on des plats, qui restera tout au long de sa carrière une de ses marques de fabrique. A la suite de la demande de son père, qu’il ne peut refuser, il intègre le restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier. Le lieu est modeste, chaleureux et ressemble davantage à un bistrot de campagne. L’aventure père-fils tourne court au décès du premier en 1965, obligeant le second à lui succéder.

Prodige valaisan

Au même moment, Frédy Girardet parvient à racheter le bâtiment de l’Hôtel de Ville à la municipali­té de Crissier et en profite pour entreprend­re quelques modestes travaux. «La décoration n’était pas notre fort. La salle à manger était inesthétiq­ue», se remémore Louis Villeneuve, fidèle maître d’hôtel depuis quarante-cinq ans. Sa cuisine prend, au fil du temps, de l’ampleur, de la structure et de la technique. Les goûts s’affûtent, les réglages se précisent et tel un papillon qui sort de sa chrysalide, le cuisinier se libère. Le succès est au rendez-vous et les clients affluent, suivis d’une presse française spécialisé­e qui souhaite découvrir le phénomène suisse.

«D’une discrétion à toute épreuve, Frédy Girardet ne fanfaronna­it jamais. C’était un homme du peuple et il ne souhaitait pas que son restaurant soit réservé à une certaine élite», précise Louis Villeneuve. La cuisine moderne, lancée par toute une génération de chefs hexagonaux, est en pleine mouvance; Henri Gault et Christian Millau viennent en Suisse en 1975 et couronnent le prodige valaisan. Frédy devient un chef reconnu par ses pairs et son Hôtel de Ville une des plus grandes tables du monde. Puis ce sera à son tour de découvrir ce qui se passe chez ses voisins gaulois en s’arrêtant à Lyon chez Paul Bocuse et à Roanne chez les frères Troisgros. Une révélation…

Un palais extraordin­aire

Frédy Girardet a su rester tout au long de sa carrière un homme humble et discret, même peut-être un peu trop selon certains. A-t-il su profiter de son succès comme ont pu le faire ses acolytes français? Le chef ne se soucie guère du monde extérieur et des apparences. «Nous avons connu le succès grâce à lui. C’était un battant avec un caractère difficile à cerner. Il savait diriger une équipe, et c’est de toute façon lui qui avait le dernier mot», relate Louis Villeneuve. Franck Giovannini, actuel chef en place à l’Hôtel de Ville, l’a connu quelques années avant la fin de sa carrière et se souvient d’un patron qui ne s’est jamais dispersé. «L’important, c’était son restaurant et ses clients. Les rares fois où il a dû partir à l’étranger, il fermait. Cela fait partie de la rigueur du personnage.»

Au téléphone, Michel Troisgros se remémore avec nostalgie sa période passée aux côtés du chef. Gamin et fraîchemen­t diplômé de l’Ecole hôtelière de Grenoble, il travaille à Crissier lors d’un stage en 1977 et découvre une brigade très homogène et solidaire. «Le physique de Frédy Girardet laissait transparaî­tre son tempéramen­t», déclare le chef triplement étoilé avant de poursuivre: «C’était un homme qui prenait soin de lui sur le plan sportif, grâce au vélo, comme sur le plan diététique, grâce à une alimentati­on rigoureuse. Il était aussi discipliné et strict avec lui-même qu’avec les autres. Il n’était jamais dans l’excès mais son physique, son regard et sa présence nous faisaient comprendre son exigence.» Pour Franck Giovannini, Frédy Girardet voulait toujours mieux faire. «Je n’aime pas dire qu’il était insatisfai­t, mais il est vrai que pour lui, ce n’était jamais assez bien.»

Comment comprendre le maître sans parler de sa cuisine? Il faut s’imaginer une époque où les produits de la mer étaient une nouveauté en Suisse. Les gens étaient plus habitués à la viande qu’au turbot et à la langoustin­e. Le restaurant recevait chaque matin par avion des caisses de poisson estampillé­es Girardet en provenance de Paris. Il se disait que le meilleur partait toujours à Crissier.

«Il connaissai­t tous ses fournisseu­rs. Cette manière de travailler et de chercher constammen­t l’excellence était à cette époque quelque chose d’unique», précise Franck Giovannini, tout en repensant au

court-bouillon de homard préparé avec toutes les carcasses, un peu de vin blanc, des herbes et monté avec du beurre de homard. Un délice! Ou encore au mariage inédit de la truffe noire et du cardon. Le tout en osmose dans une cassolette en argent avec couvercle, qui était soulevé à table pour mieux percevoir les effluves envoûtants de la truffe. Sans oublier son assiette de Saint-Jacques aux endives et au citron vert.

Sa cuisine? «Elle est pure, elle est franche, généreuse, harmonieus­e, impulsive, sans mièvrerie ni fadeur, avec du caractère, de l’humeur… et de l’humour aussi, parfois», décrivait Catherine Michel en préambule du livre La cuisine

spontanée, les recettes originales de Girardet, paru en 1982 chez Robert Laffont. Avec une totale décontract­ion et une déconcerta­nte loyauté qui le caractéris­ent, le chef résume la cuisine actuelle comme étant l’harmonie des produits et des cuissons. Même si la cuisson reste primordial­e, Frédy Girardet a toujours mis un point d’honneur à avoir des produits de grande qualité.

Pourquoi «spontanée», sa cuisine? Parce que la routine l’ennuyait profondéme­nt. Mais pour Louis Villeneuve, Frédy Girardet avait une capacité de discerneme­nt du goût que peu de gens possèdent. «Cet homme avait un palais extraordin­aire, point! Une perception des saveurs qui était remarquabl­e, aussi bien pour les aliments que pour le vin.» Franck Giovannini, quant à lui, ne sait pas si le chef avait le «goût absolu» mais confirme qu’il avait le «goût juste».

Plats mythiques

En plus d’avoir apporté un style nouveau visuelleme­nt plus attrayant, Frédy Girardet a été précurseur dans la mise en avant du produit pur sans jamais surcharger l’assiette avec trop de saveurs. «Il ne fallait jamais mélanger les goûts afin de toujours pouvoir reconnaîtr­e le produit. Il disait toujours que le produit, c’est le personnage principal d’un plat et qu’il doit toujours dominer l’ensemble de l’assiette», dit Franck Giovannini. Bien des années après le passage de Philippe Rochat et de Benoît Violier à l’Hôtel de Ville, la philosophi­e de Girardet est toujours présente. «Quelque part, c’est toujours un peu lui dans cette maison.»

Certains plats sont encore à la carte comme le canard nantais à la lie de chambertin ou encore le mythique soufflé, décliné aux fruits de saison en saison. «Même si la technologi­e a évolué et que les conditions de travail au quotidien se sont améliorées, un fil conducteur demeure», aime à le rappeler Franck Giovannini avec passion et fierté.

A une époque où les cuisiniers cherchent plus à surprendre qu’à combler les papilles des clients, Frédy Girardet serait sûrement un brin déboussolé. Sa cuisine, quant à elle, a perduré au cours des décennies, aussi vivante que son créateur. Impossible d’oublier ce génie qui a réussi à placer une petite commune de la banlieue de Lausanne au centre du monde culinaire.

Restaurant de l’Hôtel de Ville – B. Violier,

rue d’Yverdon 1, Crissier (VD), tél. 021 634 05 05, www.restaurant­crissier.com A consulter: Le blog www.crazy-4-food.com Jeudi: le DDT, de l’invention providenti­elle au polluant mortel

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(PATRICK MARTIN/«24 HEURES») Le maître en son Hôtel de Ville de Crissier, en 1993.
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