Le Temps

Etre ou ne pas être… un musée

L'Institut suisse de Rome présente à Palerme, dans le cadre de Manifesta, une exposition consacrée à l'artiste allemand Martin Kippenberg­er autour de la notion de non-musée. Elle sera à l'affiche du Mamco de Genève en 2019

- ANTOINE HARARI

Qu’est-ce qui définit un musée? Pourquoi des directeurs souvent extérieurs au processus de création viennent-ils décider ce qui peut ou ne peut pas être exposé? Ce sont ces réflexions – ainsi qu’une volonté de faire un pied de nez au monde de l’art – qui ont poussé Martin Kippenberg­er (1953-1997) à fonder son propre musée en Grèce. Accompagné de son ami Michel Würthle, l’artiste allemand débarque sur l’île de Syros en 1993. Alors que leur bateau est en train d’accoster au port d’Ermoupoli, il aperçoit la carcasse d’un bâtiment inachevé, qui lui évoque une acropole moderne. Kippenberg­er a un coup de foudre pour l’endroit. C’est ici qu’il fondera le Museum of Modern Art in Syros (Momas) avec sa compagne et quelques amis. Un musée qui n’existera que dans sa volonté et son esprit. Sans oeuvres, ni murs, ni même personnel qui lui sera dédié…

Un public intime

Poussant le concept plus loin encore, il convaincra l’un de ses amis, l’architecte Lukas Baumgartne­r, de réaliser des plans à partir des ruines du bâtiment. Son assistant Johannes Wohnseifer jouera le rôle de surveillan­t. Muni d’une casquette de vigile, il passera un été à surveiller cet espace vide. Kippenberg­er en sera le directeur. Il déclarera alors: «Si je n’ai pas l’occasion d’exposer dans un musée, alors je créerai le mien. Très loin, en marge des milieux artistique­s. Mes amis et mes collègues seront conviés. Les cartons d’invitation qu’ils recevront seront l’unique preuve concrète de ces exposition­s.»

Ouvert en 1993, le musée connaîtra trois ans d’exposition­s. Des photos retracent ces vernissage­s où le public ne dépasse jamais dix personnes. Les conférence­s de presse non plus. Attablés, les artistes dévorent un plat de pâtes, goguenards. En 1997, alors qu’il expose au Mamco de Genève, Kippenberg­er est déjà passableme­nt atteint par la maladie qui finira par l’emporter. Artiste protéiform­e, surtout connu pour ses peintures et ses sculptures, il était également un musicien punk. Refusant de se faire soigner, il terminera son existence en chaise roulante et s’éteindra quelques semaines après le vernissage de son projet au Mamco.

Une oeuvre exhumée

Son décès interrompt brusquemen­t l’exposition en cours au musée d’art moderne genevois. Un sentiment d’inachevé qui a accompagné Samuel Gross durant des années. Approché par les organisate­urs de Manifesta, une biennale d’art contempora­in qui a lieu cette année à Palerme, le curateur artistique de l’Institut suisse de Rome décide qu’il est temps de sortir l’oeuvre de Kippenberg­er des cartons entreposés au Mamco et d’y ajouter des objets manquants à la collection.

«Nous avions envie de célébrer les 70 ans de l’Institut suisse d’un côté, et de l’autre de profiter de la présence d’une curatrice suisse, Mirjam Varadinis, dans l’organisati­on de Manifesta.» Pour lui, l’exposition du Mamco fait partie de l’histoire des musées suisses et a marqué un tournant dans les réflexions menées par les musées sur eux-mêmes. «Kippenberg­er a permis de tendre un miroir aux institutio­ns muséales et de leur montrer certaines contradict­ions tout en les faisant redescendr­e sur terre», s’amuse-t-il.

Une référence au MoMa

S’apercevant qu’il existe très peu de littératur­e sur cette partie de l’oeuvre de Kippenberg­er, l’Institut suisse de Rome décide par la même occasion d’organiser un symposium à Palerme. Entièremen­t enregistré, il sera reproduit à l’automne 2019 lorsque le Mamco accueiller­a cette nouvelle version de l’exposition de l’Allemand sur la notion de non-musée. Très satisfait du succès de la Manifesta, le curateur ajoute: «Notre rôle est de mettre les gens en relation. Ici, nous avons réuni les institutio­ns palermitai­nes et les suisses.»

Samuel Gross salue également le caractère novateur de l’approche de Kippenberg­er à l’époque. «Le Momas peut être interprété comme une référence, au pluriel, au MoMa [le Musée d’art moderne de New York]. Tout cela à une époque ou les grands musées décidaient de devenir des marques et d’ouvrir des succursale­s un peu partout, à Abu Dhabi comme à Bilbao.» Curateur indépendan­t, Francesco Buonerba a aidé Samuel Gross à monter cette exposition. Il se souvient d’un débat entre les proches de Kippenberg­er afin de savoir si le projet

«Kippenberg­er a permis de tendre un miroir aux institutio­ns muséales et de leur montrer certaines contradict­ions tout en les faisant redescendr­e sur terre» SAMUEL GROSS, CURATEUR ARTISTIQUE DE L’INSTITUT SUISSE DE ROME

du musée aurait continué si le peintre était resté en vie. «Peutêtre qu’ils auraient arrêté une fois que les musées auraient répondu présents à ses invitation­s», observe-t-il.

Unique oeuvre produite pour l’exposition, l’affiche annonçant le vernissage a été conçue par le sculpteur et plasticien Heimo Zobernig. Elle est venue réparer une anomalie. Zobernig était le dernier à devoir exposer au Momas, en été 1997. Il n’a jamais pu monter son exposition.

Parmi les autres oeuvres présentées à Palerme, une grenouille peinte par frottage sur des collages de papiers à en-tête d’hôtels luxueux genevois comme le Président Wilson, l’Hôtel d’Angleterre, ou encore celui des Bergues. Cette oeuvre, sorte d’autoportra­it de Kippenberg­er, qui rappelle une photo célèbre de Picasso, est gravée sur une plaque en fonte installée à même le sol à l’entrée du Mamco. On y voit une métaphore de l’artiste en train de faire du stop afin de parcourir les 2254 kilomètres qui séparent le Mamco de son musée.

Faux arrêts de métro

Présentée au palais Sant’Elia en plein centre-ville, l’exposition montre également les différents projets réalisés sur place par les amis de Kippenberg­er, qui sont les seuls à avoir fait le voyage jusqu’à Syros. Parmi eux, Christophe­r Wool, devenu aujourd’hui l’un des artistes les plus cotés au monde. Obsédé par l’idée de mettre en contact ses proches et de pouvoir communique­r avec eux, Kippenberg­er s’inspirera de ses relations amicales tout au long de son oeuvre. Il construira ainsi plusieurs faux arrêts de métro dans les villes où vivaient des gens qui comptaient pour lui. L’un d’entre eux se trouve à… Syros.

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(OKNOSTUDIO) Martin Kippenberg­er a eu l’idée de fonder le Museum of Modern Art in Syros (Momas) après avoir aperçu les ruines d’un bâtiment inachevé alors qu’il débarquait sur une île grecque. Cette genèse est mise en scène dans le palais Sant’Elia, au centre-ville...

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