Le Temps

Ministry, histoire d’une fusion devenue commune

- Ministry. PHILIPPE SIMON

Le groupe d’Al Jourgensen, connu pour avoir marié avec succès le metal à la musique électroniq­ue à la toute fin des années 1980, est de passage à Genève au creux de l’été

Entre la fin de l’ère Reagan et le début du mandat Clinton, l’Amérique du Nord livra au monde toute une série de groupes furieux qui se mirent en tête de briser un tabou alors prégnant, lequel disait en substance que le rock n’était pas soluble dans les musiques électroniq­ues. Cette supposée antipathie du riff et du kick – que certains (on peut penser au Big Black de Steve Albini) avaient déjà commencé à suturer quelques années plus tôt –, ils vont en faire le moteur d’une fusion. On peut donner les noms de quelques-uns de ces alchimiste­s: il y eut bien sûr Nine Inch Nails – qui a encore récemment secoué le Montreux Jazz; il y eut, dans une certaine mesure, Skinny Puppy; il y eut KMFDM; et il y eut Ministry.

Ministry, c’est avant tout le projet d’un homme: Al Jourgensen. Et Al Jourgensen est un rescapé – des substances, des retraites avortées et des virages esthétique­s. Ministry a en effet commencé sa carrière comme un groupe de synth pop – jusqu’à l’album Twitch, publié en 1986. Et depuis 1999 (en gros), il la termine en répétant des schémas hérités d’une autre époque, bénie, qui, on l’aura compris, s’étend entre les deux bornes précitées, sur à peu près treize ans.

Copernic

Cette période fertile et fascinante court sur trois (à la rigueur quatre) albums: The Land of Rape and Honey (1988), The Mind is a Terrible Thing to Taste (1989), ΚΕΦAΛHΘ (1992, également connue sous le nom de Psalm 69: The Way To Succeed And The Way To Suck Eggs), et enfin, si l’on y tient, Filth Pig (1995). En cette fin des années 1980 donc, la bande à Jourgensen décide de s’offrir une brutale révolution copernicie­nne: elle envoie valser ses schémas néoromanti­ques pour n’en conserver que les synthés, et se met à la violence carrée avec des guitares issues du metal et un chant de gueule saturé. Ça ne ressemblai­t alors à rien de connu, et le vocabulair­e de l’époque n’avait pas encore d’étiquette fixe à coller sur ce genre neuf: les critiques parlaient quelques fois de «techno rock», mais aussi bien de «metal industriel».

Ce qui est certain, c’est que des titres comme Stigmata, Thieves, Burning Inside ou Just One Fix sont instantané­ment devenus des chefs-d’oeuvre de précision et de brutalité robotiques. Il faut goûter à la puissance froide des concerts de Ministry de ce tout début des années 1990 – des prestation­s partiellem­ent documentée­s sur le live In Case You Didn’t Feel Like Showing Up (1990). Il y avait un peu de mise en scène – le groupe jouait derrière un grillage. Il y avait surtout beaucoup de puissance: deux batteurs, un quarteron de guitariste­s tranchants comme des presses hydrauliqu­es, des machines qui cognent, et le chant passé au papier de verre de Jourgensen éructant contre la politique de l’administra­tion Bush senior et la bienpensan­ce américaine.

Effloresce­nce

Cette période – et ceci est bien entendu aussi un signe de fertilité –, c’est également celle qui a vu le personnel de Ministry multiplier les collaborat­ions (par exemple avec Gibby Haynes, chanteur nasillard de Butthole Surfers, pour le single Jesus Built My Hotrod, 1991) et les projets parallèles: ces années virent en effet la naissance de Lard (avec Jello Biafra, patron légendaire des Dead Kennedys) et de Pailhead (avec Ian MacKaye, de Fugazi – attelage par ailleurs étonnant au vu du gouffre qui sépare les hygiènes de vie respective­s du straight edge MacKaye et de Jourgensen…); elles virent encore l’avènement de Revolting Cocks, de 1000 Homo DJs, de Pigface, etc.

Le name dropping pourrait continuer presque indéfinime­nt, comme celui des groupes qui, dans le sillage de Ministry, adoptèrent des recettes plus ou moins similaires à la sienne – mais on ne parle plus guère, de nos jours, de Bomb Everything, Skatenigs, Cubanate, Klute, Lords of Acid, ou encore God is LSD…

Al Jourgensen a été un inventeur, un entremette­ur à la témérité récompensé­e. Et aujourd’hui? On l’a dit, Copernic n’a jamais proposé une seconde révolution. Ministry gère son style. Mais reconnaiss­ons qu’il le fait avec une certaine honnêteté, avec un mauvais esprit perpétuel (après Bush senior et junior, c’est bien entendu au tour de Trump d’être dans le collimateu­r du groupe – comme sur leur très récent AmeriKKKan­t, sorti chez Nuclear Blast), et avec un savoir-faire consommé du jab.

Al Jourgensen est un rescapé – des substances, des retraites avortées et des virages esthétique­s PTR. Genève. Sa 4 août à 20h. ptrnet.ch

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