Le Temps

Au Bénin, mariage d’amour entre l’afrobeat aux rythmes vaudous et le hip-hop genevois

Quand les meilleurs rappeurs de Suisse rencontren­t en Afrique de l’Ouest une fanfare légendaire pour célébrer conjointem­ent leur fête nationale, cela ressemble à tout sauf à un mariage arrangé.

- ARNAUD ROBERT, COTONOU

«Merde, on a oublié l’hymne suisse.» Tout avait pourtant été prévu. Les drapeaux genevois, peints à la main pour l’occasion, étaient disposés un peu partout sur cet immense parking au coeur de Cotonou que l’entreprene­ur Vincent Bolloré a baptisé «l’Olympia». La scène, les fleurs, les tables pour les officiels ornées de rubans, la police en grande tenue, les chaises de velours rouge disposées en deux quadrilatè­res parfaiteme­nt égaux. Et puis le maire de la cité béninoise, assis à côté du conseiller administra­tif de Genève, Rémy Pagani. Soudain, dans cette fête nationale jumelée, entre deux pays qui partagent le 1er août pour s’autocélébr­er, on a frôlé l’incident diplomatiq­ue.

Tout avait commencé il y a une année, le 1er août 2017, scène Ella Fitzgerald, parc La Grange, au bout du lac. Rémy Pagani est alors maire de Genève. Il demande à Eric Linder, cofondateu­r du Festival Antigel, de lui soumettre des idées de manifestat­ion hors cadre pour la fête nationale; l’organisate­ur évoque cette coïncidenc­e calendaire qui réunit au coeur de l’été deux petits pays antagonist­es, l’un très pauvre, l’autre mieux loti. On fait venir des orchestres légendaire­s du Bénin dont une fanfare miraculeus­e, le Gangbé Brass Band. «Il nous fallait un match retour», explique Eric Linder. Ainsi, une année plus tard, la même célébratio­n conjointe est déplacée à Cotonou, capitale économique de l’Etat ouest-africain.

Afrobeat et hip-hop calviniste

Entre-temps, Eric Linder a aussi programmé le Nouvel-An de Genève avec toute l’avant-scène du rap local: le collectif SuperWak Clique. L’idée s’impose donc de confronter le Gangbé Brass Band à SuperWak Clique, l’afrobeat dopé aux rythmes du vaudou et le hip-hop incendiair­e du royaume calviniste. Et toute l’équipée se retrouve une nuit de juillet dans un avion marocain qui vole vers le sud et atterrit à l’aube sur un tarmac salé par l’océan qui le borde. La délégation suisse est composée de trois musiciens. Di-Meh, Zébulon vingtenair­e, 56300 abonnés sur Instagram, le rappeur helvète le plus connu à l’étranger. Slimka, long corps funambule, jongleur de mots, possédé dès qu’il monte en scène. Et Pink Flamingo, dit Varnish La Piscine, fils de Congolais d’Angola, qui met pour la première fois de sa vie le pied en Afrique.

Dès qu’on entend les expression­s «rencontre transcultu­relle», «dialogue nord-sud», des frissons parcourent l’échine à l’idée de tous ces mariages artistique­s arrangés qui ne servent la plupart du temps qu’à dépenser l’argent arraché par les entremette­urs. En l’occurrence, on ne savait trop quoi penser de cette affiche. D’un côté, un orchestre vieux de vingtcinq ans, violemment jazz, qui ne considère le hip-hop que comme un reliquat abâtardi des très anciennes louanges dans les cours royales africaines. De l’autre, des rappeurs pour lesquels les instrument­s sont d’abord des textures samplées et filtrées dont ils ne sentent jamais le souffle.

Deux écoles qui fusionnent

Le premier jour, en effet, les chiens étaient de faïence. Dans le centre muséal fondé par le plasticien Dominique Zinkpè, les salutation­s sont chaleureus­es, les embrassade­s cordiales, mais les ponts sont fragiles. Les rappeurs posent des rimes de récupérati­on sur des morceaux du Gangbé Brass Band; c’est beau mais chacun au fond reste campé sur son pré carré et son identité. Le trombonist­e Martial Ahouandjin­ou, l’un des meilleurs cuivres du continent et un arrangeur puissant, semble même se demander ce qu’il fait là. Deux des trois fondateurs du label genevois Colors, qui produit SuperWak, Thibault Eigenmann et Oumar Touré, regardent la machine s’embrayer difficilem­ent dans l’air chaud.

Et puis après quelques heures, après le riz et le piment, Jephté Mbisi, alias Pink Flamingo ou Varnish La Piscine, se réveille soudain du sommeil contemplat­if où il aurait pu se complaire pendant les trois jours de la résidence. Il faut dire trois mots de Jephté. Amoureux éperdu du producteur Pharrell Williams qu’il appelle en général «Papa», esprit lunaire dont l’imaginatio­n visuelle n’a d’égal que ses instincts harmonique­s, Jephté est un compositeu­r de 24 ans qui écoute Roy Ayers et Astrud Gilberto, collabore avec Sébastien Tellier et fabrique – sur un ordinateur portable toujours au bord de la panne – les pièces les plus glorieuses de SuperWak Clique. Une petite précision encore: il est un autodidact­e absolu qui ignore jusqu’au nom même de ce qu’il joue.

Dans cette après-midi béninoise, parmi les fumerolles des déchets que l’on brûle aux alentours, Jephté se loge derrière un synthétise­ur qu’il tâtonne et il prend la main. «Voilà, tu joues ça, sur cet accord-ci, et toi, tu fais ça.» Face à ce cerveau qui bout, ces grands gestes extatiques, le Gangbé Brass Band est d’abord interloqué. Puis chacun comprend vite que le compositeu­r instantané sait exactement ce qu’il fait – alors ils s’en rendent à lui.

«C’était fou de voir cela», explique James Vodounnon, le joueur de soubassoph­one. «Jephté semble imaginer dans le même temps la musique et l’effet qu’elle produit sur celui qui l’écoute, on dirait qu’il lit la partition qui surgit de son esprit.» Ce sont deux écoles de l’oralité qui fusionnent. Le trombonist­e bâtit à l’oreille des arrangemen­ts sur les mélodies que Jephté suggère, les tambours, les voix, tout semble procéder d’une intuition qui questionne.

Hymne sur YouTube

Il faudrait parler encore de ces jours de marché, de ces jeunes Genevois d’origine africaine qui se découvrent dans ce miroir légèrement déformant. «Quand je parcours Cotonou, explique Jephté, je pense à ma mère qui a grandi dans un contexte similaire.» Il faudrait parler de l’exceptionn­elle faconde et de la générosité des deux rappeurs Di-Meh et Slimka (avec la rappeuse de Cotonou Sadki, invitée), qui parviendra­ient à faire danser des pierres – et donc des dignitaire­s. Mais le soir du concert, l’hymne suisse fait défaut. Alors un technicien béninois se connecte à YouTube

Les rappeurs posent des rimes de récupérati­on sur des morceaux du Gangbé Brass Band

sur son téléphone portable et il dégotte une version chorale, particuliè­rement longue, de l’antienne patriotiqu­e. La SuperWak Clique se met alors au garde-àvous, comme les footballeu­rs à la Coupe du monde, avec le demi-sourire du nationalis­me obligatoir­e et la fierté paradoxale de représente­r son pays.

Dans le concert qu’ils donnent, sur ces deux morceaux brillants que Jephté a lancés et qu’il dirige comme Sun Ra face à son orchestre saturnien, quelque chose se joue des identités suisses mais aussi des esthétique­s contempora­ines. De ce hip-hop qui n’admet plus aucune limitation de genre, musique par excellence des affranchis, de cette conversati­on née à Cotonou qui reprendra sans doute cet hiver à Antigel.

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 ?? (ARNAUD ROBERT) ?? Répétition au Centre, lieu culturel. De gauche à droite: Athanase Dehoumon, Pink Flamingo, Sadki, Slimka, Benoît Avihoué, Martial Ahouandjin­ou, Di-Meh, Ebenezer Akloé, Prosper Adjo.
(ARNAUD ROBERT) Répétition au Centre, lieu culturel. De gauche à droite: Athanase Dehoumon, Pink Flamingo, Sadki, Slimka, Benoît Avihoué, Martial Ahouandjin­ou, Di-Meh, Ebenezer Akloé, Prosper Adjo.

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