Le Temps

En 1990, et presque par hasard, le CERN inventa le web

La Toile s’immisce partout, jusque dans les objets du quotidien. Dans les années 1990, le système fait ses premiers pas dans le plus grand laboratoir­e de physique des particules du monde, près de Genève. A l’époque, personne n’attendait sa naissance

- FLORIAN DELAFOI @FlorianDel

Entre le Jura et le lac Léman se trouve un repère de têtes pensantes. L'Organisati­on européenne pour la recherche nucléaire (CERN) abrite le plus grand accélérate­ur de particules du monde. Une fierté pour la Suisse, qui peut également se targuer d'avoir assisté à la naissance du web sur son territoire. «Un oiseau rare dans le pays, rare comme un cygne noir», écrivait l'auteur latin Juvénal. Sa métaphore illustre bien l'histoire de cette invention sur le sol suisse: un événement que personne n'aurait pu prédire.

La création du web au CERN est le résultat d'une équation improbable: un bureau perdu dans un vaste campus, un puissant ordinateur cubique et, surtout, un informatic­ien de génie. A l'orée des années 1990, le Britanniqu­e Tim Berners-Lee a une idée qui changera le monde. Il veut se servir de la puissance d'internet, l'infrastruc­ture globale qui existe depuis de longues années, pour relier les ordinateur­s de la planète. C'est la promesse d'une connaissan­ce ouverte et accessible à tous, en quelques clics.

Le jeune scientifiq­ue avance sur ce projet en marge de ses activités au CERN, et il souhaite lui donner un coup d'accélérate­ur. Dans ce millefeuil­le administra­tif, tout doit être couché sur papier. Son chef lui demande de rédiger une «propositio­n» formelle, ce qu'il fera en mars 1989. Il doit toutefois s'y reprendre à plusieurs fois avant d'obtenir une brève réponse devenue culte: «Vague mais enthousias­mant.» Le document, véritable relique pour les spécialist­es, est un amas de concepts présentés sous forme de nuages. Au centre de son schéma, un principe informatiq­ue déjà bien connu: l'hypertexte. Ce langage permet de sauter d'une ressource présente dans un document à une autre située ailleurs. Appliqué à internet, cela devient une immense toile connectée.

«Du fil à retordre»

Si son concept est prometteur, il est loin de convaincre l'ensemble de ses collègues. Sa propositio­n est brouillonn­e, au point que les ingénieurs peinent à en dégager du sens. «J'étais sceptique face à ce jeune homme de quinze ans de moins que moi. Mais il était talentueux et optimiste, c'est rare de rencontrer une personne visionnair­e et solide dans le domaine de la programmat­ion», raconte le physicien Ben Segal, d'une voix douce et à l'accent britanniqu­e assez marqué.

Dans une salle de réunion dépouillée, au coeur du CERN, l'homme revient sur cette folle aventure. Ce fervent défenseur d'internet, une innovation américaine qui suscite alors la méfiance des Européens, aiguille Tim Berners-Lee dans ses recherches. Au point d'être présenté comme son mentor. Un soutien bienvenu dans cet environnem­ent particulie­r. L'idée vient du bas de la hiérarchie et les expériment­ations dans l'informatiq­ue ne sont pas une priorité. La recherche se concentre sur une noble mission: appréhende­r les lois de la nature en faisant entrer en collision des particules.

«La naissance du web est arrivée ici par accident, la direction du CERN ne voulait pas de distractio­ns», confirme Ben Segal. Un état de fait qui n'empêche pas le projet d'avancer. Il aide son compatriot­e à obtenir un bijou de technologi­e: un ordinateur NeXT conçu par Steve Jobs. C'est sur cette machine de couleur noire que sera programmé le World Wide Web. Mais ce système aurait pu porter un tout autre nom.

Dans son livre Weaving The Web (1999), Tim Berners-Lee détaille avec humour ses différente­s idées. Il est d'abord séduit par mesh, qui signifie «maille», en référence à la structure du web. Mais ce mot sonne comme mess, «désordre». Il pense ensuite à The Informatio­n Mine («la mine d'informatio­n»), dont l'acronyme est TIM. «Trop égocentriq­ue», plaisante-t-il dans son ouvrage. L'appellatio­n finale – le fameux www – laisse toutefois son entourage dubitatif. «Mes amis du CERN m'ont donné du fil à retordre en me disant que ça ne décollerai­t jamais […]. Néanmoins, j'ai décidé d'aller de l'avant.» En 1990, le tout premier

«La naissance du web est arrivée ici par accident, la direction du CERN ne voulait pas de distractio­ns» BEN SEGAL, PHYSICIEN

serveur web est en ligne: il s’agit du désormais célèbre http://info.cern.ch, toujours consultabl­e.

Dans son livre, il apparaît plein d’assurance. Tout le contraire de ses débuts. Tim Berners-Lee est brillant derrière l’écran de son ordinateur, mais dans l’inconfort le plus total lorsqu’il doit «vendre» son idée devant un parterre d’experts. En 1991, ce passionné d’informatiq­ue se rend au Texas pour dévoiler son concept. Une grande première. Mais la plupart des chercheurs boudent l’événement. Où sont-ils? Au bar, en train de siroter une margarita. «Au début, c’était un très mauvais communican­t, une sorte de professeur Tournesol, hirsute. Tous les chercheurs se marrent gentiment en repensant à cette période», se souvient François Flückiger, informatic­ien franco-suisse de renommée internatio­nale qui lui succédera au CERN en 1994.

Mais l’esprit tortueux de Tim Berners-Lee fait également sa force. Il se nourrit des compétence­s présentes à Genève, jusqu’à devenir un «expert mondial dans plus d’un domaine». Une agrégation de compétence­s qui apportera beaucoup au CERN. François Flückiger cite la théorie du biologiste Jacques Monod: «La naissance du web est un mélange de hasard et de nécessité.»

Les 10000 physiciens de l’organisati­on ont en effet besoin de «tuyaux rapides» – d’une bonne connexion – pour mener à bien leurs recherches, d’autant plus qu’ils sont dispersés dans le monde entier. Fort d’un rayonnemen­t internatio­nal, le centre de recherche est doté des technologi­es les plus performant­es. Il s’agit même en 1991 de la «plaque tournante d’internet en Europe». Avant l’arrivée du web, ces experts devaient créer un compte utilisateu­r pour accéder à la moindre informatio­n sur internet. Désormais, ils consultent immédiatem­ent les contenus de leur choix: annuaire profession­nel, documents administra­tifs, articles scientifiq­ues ou encore agenda des réunions. Ils gagnent un temps précieux.

Essor fulgurant

Cette petite révolution reste un temps dans un cadre institutio­nnel, ou presque. Car un épisode donne du croustilla­nt à cette complexe histoire de réseaux informatiq­ues. En 1992, Tim Berners-Lee met en ligne une photo de «filles du CERN». L’image représente les membres d’un groupe de musique nommé Les Horribles Cernettes en tenue de soirée. Il pose alors les bases d’un univers marqué par le second degré. Anecdotiqu­e? Pas à cette époque. Selon plusieurs médias, il s’agirait de la première photo publiée sur le web. L’invention se propage alors à la vitesse de l’éclair. En 1993, François Flückiger est chargé de présenter le système devant 2000 personnes à San Francisco. Finie la margarita, l’intérêt est cette fois bien réel. «Dans la confusion, les gens pensaient que j’étais Tim Berners-Lee. J’ai senti pour la première fois la frénésie autour du web», se remémore-t-il.

Le 30 avril 1993 marque un tournant historique. Le système n’est plus la propriété du CERN, tout le monde peut s’en emparer. Il prend alors le dessus sur ses quelques concurrent­s de l’époque, comme Xanadu. «D’autres réseaux de liens hypertexte­s étaient apparus dans différente­s université­s. Le nôtre était même le plus nul, si rudimentai­re qu’on nous avait refusé une publicatio­n à son sujet. […] Cette simplicité hérisse les spécialist­es, mais c’est elle qui a permis au web d’atteindre la taille mondiale, alors que les autres systèmes étaient entravés par leur sophistica­tion», racontait au Monde Robert Cailliau en 2007. L’ingénieur belge est le partenaire indispensa­ble de Tim Berners-Lee, celui qui décode ses idées. Mais leur enthousias­me n’est pas partagé par François Flückiger. Le spécialist­e craint qu’une entreprise privée s’empare de la technologi­e née au CERN.

«Cette appropriat­ion aurait été une catastroph­e, mais ce n’est pas arrivé. Cela reste un mystère», explique-t-il aujourd’hui. Se joue alors une course contre la montre pour conserver la paternité de cette formidable invention. Une nouvelle règle est finalement établie: le CERN doit être systématiq­uement présenté comme l’auteur de ce système. Une manière de renforcer l’image de ce haut lieu de la science, qui bataillera pour conserver sa réputation de «berceau du web». Une place dans l’imaginaire collectif, au moment où son cygne noir prend définitive­ment son envol.

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(SSPL/SCIENCE MUSEUM) Le World Wide Web a été programmé sur un ordinateur NeXT conçu par Steve Jobs. L'étiquette indique: «Cette machine est un serveur. NE PAS ÉTEINDRE!!»
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