Hantise de nuit et danse de jour
Une décennie sépare La nuit du Jour. Ce temps-là déjà intrigue: fallait-il, dix ans plus tard, apporter une réponse, un addenda, ou est-ce simplement une nouvelle proposition? La nuit (1889-1990) a fait connaître Ferdinand Hodler – on peut même dire qu’en raison du scandale initial et de son exposition, ensuite, à Paris, l’oeuvre a lancé sa carrière internationale.
On ne se lasse pas de ce tableau troublant et habité. Ces femmes et hommes couchés, dormant, seuls ou en couple dans un cas, avec une bonne lumière lunaire sur ces rochers qui accueillent les dormeurs. Grâce à notre consoeur Marie-Claude Martin, qui a traité l’érotisme hodlérien pour la RTS, on apprend que là aussi, le peintre s’est mis en scène, à travers ses femmes: «Sa maîtresse, Augustine Dupin, et sa femme d’alors, Bertha Stucki, apparaissent dans la même toile: la maîtresse, déjà quittée, en dormeuse solitaire recouverte d’un drap; l’épouse, paradoxalement plus charnelle, de dos, nue, les fesses en exposition.»
Cependant, c’est bien cet homme au centre, affolé, paniqué, qui impressionne le spectateur. «Le sommeil de la raison engendre des monstres», affirmait Goya, horreurs ailées à l’image. Chez Hodler, le cauchemar est plus retors encore, les yeux ouverts, face à ses propres ténèbres. Le contraste se révèle abyssal entre la langueur ambiante et ce regard terrifié. La nuit est plurielle, en une composition cohabitent l’assoupissement et l’effroi.
En 1899-1900, voici Le jour. Cinq femmes, en position symétrique autour de la figure centrale, qui baisse les yeux mais tient la tête haute. Les quatre autres se cachent le visage des mains, regards modestes. Pudeur et musicalité, ces nymphes nues procèdent comme pour une danse immobile. Leurs corps sont exposés alors que leurs expressions demeurent intrigantes. Gardons-nous de traquer des symboles que n’exprime peut-être pas le tableau. Ce qu’il raconte avant tout, c’est le secret figuré en plein soleil, après les hantises nocturnes.