Le Temps

Aux Diablerets, mélodrame autour d’une télécabine

La station vaudoise, qui aurait tout pour être heureuse, vit un été tendu. Usé par la querelle sur la télécabine d’Isenau, un de ses fleurons, le syndic a fini par jeter l’éponge. A la faveur de la succession qui s’ouvre, le village s’interroge sur son av

- YELMARC ROULET @YelmarcR

«Les Diablerets, c’est le paradis»: parole d’Ormonan. Sauf que la station, emblème du tourisme «quatre saisons», est paralysée par un i nterminabl­e l i ti ge autour de ses installati­ons mécaniques d’Isenau

Vétustes, les fameux oeufs rouges, dont les allées et venues desservaie­nt la ligne depuis 1974, ont été démantelés et le renouvelle­ment de la concession, déposé par la commune d’Ormont-Dessus, est bloqué par des opposition­s pour une histoire de servitude, au grand désespoir des commerçant­s du village et des touristes. Au front: deux propriétai­res de chalets, défendus par leur père, Me Jean Anex, avocat à Aigle, qui dénonce «l’arrogance de représenta­nts communaux de mauvaise foi et pratiquant le fait accompli. On a dit de moi que j’étais le fossoyeur d’Isenau, c’est faux!» Aux Diablerets, certains ont tout de même l’impression que les intérêts privés bloquent le développem­ent de toute la région: 30% de chiffre d’affaires en moins, selon les estimation­s, alors que le village a déjà perdu la moitié de ses lits hôteliers en dix ans. Ce conflit ouvert a créé une ambiance si délétère que le syndic, Philippe Grobéty, en poste depuis dix ans, a annoncé sa démission pour la fin de l’année, usé par les attaques personnell­es. Une nouvelle télécabine ouvrira-t-elle pour l’hiver 2019? La commune compte sur un crédit cantonal, mais elle doit d’abord prouver la faisabilit­é financière et la viabilité économique du projet et fournir un plan d’affectatio­n avant de recevoir un soutien de l’Etat.

Aux Diablerets, c’est le conseiller aux Etats Olivier Français qui a prononcé l e di s c ours du 1er Août. Le politicien PLR a vanté l’engagement associatif et politique, fait référence au Pacte de 1291, touché à la prochaine votation sur les juges étrangers. Il s’est bien gardé d’aborder la question qui fâche dans le village vaudois: l’avenir de la télécabine d’Isenau, stoppée depuis le printemps 2017, l’un des fleurons de la station.

Il s’y intéresse pourtant de près, lui qui possède un chalet dans le coin et partage avec les Préalpes «cent ans d’histoire familiale». L’ancien directeur des travaux de la ville de Lausanne est l’un des «ambassadeu­rs» de la Fondation pour les intérêts d’Isenau, qui a réuni le financemen­t permettant de renouveler cette installati­on. Le grand amour d’Olivier Français pour la région des Ormonts est connu: ne l'a-t-il pas fait bénéficier de ses bonus d’administra­teur de l’usine d’incinérati­on Tridel, ceux qu’il aurait dû reverser à la caisse lausannois­e?

S’il a veillé à ne pas jeter de l’huile sur le feu en parlant d’Isenau lors de la Fête nationale, le sénateur nous dit percevoir «le malaise des autorités» communales et «la recherche de leaders» qui taraude la petite communauté. L’ambiance empoisonné­e qui entoure ce dossier a poussé le syndic, Philippe Grobéty, à annoncer son départ pour la fin de l’année. L’élection de son successeur aura lieu le 23 septembre. Parallèlem­ent, l’interminab­le litige entre la commune et la famille propriétai­re qui bloque le remplaceme­nt de l’installati­on sportive devrait franchir une étape décisive dans les jours à venir.

Un balcon extraordin­aire

Au journalist­e de la plaine, les gens du coin décrivent Les Diablerets comme le paradis sur t erre. « Regardez le cadeau extraordin­aire que nous a fait la nature » , s’exclame Christian Reber, patron d’une agence de location de chalets et d’appartemen­ts. Bien mieux que d’autres, le village est aussi resté compact, typique, d’une architectu­re homogène. Et proche du bassin lémanique comme aucun.Dans cet éden, il y a un sanctuaire, Isenau, ce balcon extraordin­aire où, «grâce à un microclima­t, il y a toujours de la neige et nous n’au ro ns j a mais besoi n de canons». Isenau incarnait aussi mieux que tout la vocation familiale des Diablerets, par la multitude des randonnées depuis le sommet en été, par les possibilit­és offertes aux skieurs débutants en hiver. «C’est là-haut que nous avons tous appris à skier», résume Philippe Treyvaud, un ancien de la Banque Pictet qui, après une carrière genevoise, passe sa retraite dans le chalet hérité de ses parents.

L’adieu aux oeufs rouges

Mais c’était avant. Depuis dixhuit mois, Isenau est fermé. Alors que la concession était échue depuis 2012 déjà, l’Office fédéral des transports (OFT) n’a plus voulu transiger, pour cause de vétusté. Au début de cet été, les fameux oeufs rouges de la télécabine, dont les allées et venues desservaie­nt la ligne depuis 1974, ont été mis e n ve nte pour 2000 francs pièce. Ils se sont écoulés comme des petits pains. Renoncer à Isenau, personne ne le veut. Prononcer ce nom, c’est faire affleurer l’émotion, tant l’attachemen­t local est grand. Pourtant le renouvelle­ment est loin d’être assuré. L’Etat exige des garanties de financemen­t et de viabilité en échange de ses subvention­s. Pour avoir déjà versé des fortunes dans le puits sans fond des Alpes vaudoises, au nom du tourisme, il est devenu plus prudent. La Fondation d’Isenau a fini par réunir 12,5 millions pour payer une installati­on flambant neuve, mais la solidité de l’exploitati­on suscite encore des doutes.

L’hypothèque financière n’est pas la seule. Pour emporter la mise, il faut aussi un plan d’affectatio­n valable, qui n’existe toujours pas. Bien qu’ils soient les derniers à s’opposer encore, avec Pro Natura, les deux propriétai­res d’un chalet situé dans le secteur n’en restent pas moins déterminés. Ils agissent avec le concours de leur père, Jean Anex, avocat à Aigle. Tout en recherchan­t un document dans son parapheur, l’homme de loi nous narre un feuilleton «grand-guignolesq­ue» dans lequel «des propriétai­res ne faisant que défendre leurs droits» sont aux prises avec «l’arrogance de représenta­nts communaux de mauvaise foi et pratiquant le fait accompli». «La servitude dont la commune jouit sur le terrain doit servir aux exploitati­ons agricoles et cette route ne peut être utilisée dans un but touristiqu­e», affirme l’avocat, en décrivant «le ballet incessant» de véhicules de tous genres, auquel il est bien décidé à mettre fin.

«Je ne suis pas un fossoyeur»

L’hiver dernier, Philippe Grobéty et Jean Anex pensaient avoir trouvé une solution, autour d’une table et d’un projet de convention. Il f audra vite déchanter. Le Conseil communal n’accepte le texte qu’à une voix près, après y avoir introduit unilatéral­ement des amendement­s inacceptab­les pour l’autre partie. Par ailleurs, un comité référendai­re lance la bataille contre une convention qui accorde à ses yeux des concession­s excessives et coûteuses aux propriétai­res. Mais, comme les Anex ne veulent plus signer et que la municipali­té n’y croit plus, les 272 signatures, qui ont été aisément réunies et représente­nt près du tiers des citoyens, ne serviront vraisembla­blement à rien.

Me Anex a été dans le passé avocat de la commune et administra­teur des remontées mécaniques. On s’en souvient aussi pour avoir causé la chute de Charles-Pascal Ghiringhel­li, un notaire bien installé dans le Chablais, dont il avait dénoncé le titre usurpé. Aujourd’hui, avec ses fils, il bloque un projet d’intérêt général. «On a dit de moi que j’étais le fossoyeur d’Isenau, c’est faux! Le développem­ent des infrastruc­tures ne peut se faire que dans le respect du droit public et du droit privé » , rétorque- t- i l . Avant d’ajouter que «même si la commune est friande de subvention­s étatiques, il est permis de douter de l’intérêt de remontées mécaniques qui font du déficit les unes après les autres».

«Servir et disparaîtr­e»

Cette affaire a poussé le syndic Philippe Grobéty, en poste depuis dix ans et géomètre au civil, à annoncer sa démission pour la fin de l’année. Il n’a pas caché sur le moment sa lassitude face aux difficulté­s de dialogue avec certains conseiller­s communaux, aux attaques personnell­es et au vandalisme sur sa voiture. «Pour moi, j’ai senti que c’était le bon moment de partir», dit sobrement aujourd’hui cet homme économe de ses mots mais que l’on sent meurtri. Pas d’états d’âme, ni de conseils à ceux qui viendront après lui, «servir et disparaîtr­e».

Personne ne conteste que le syndic démissionn­aire a beaucoup payé de sa personne pour sa commune. Mais, à l’heure des difficulté­s, il semble pénalisé par son caractère introverti. Il se voit reprocher de mal communique­r et de trop sacrifier à la recherche du compromis. On voudrait qu’il soit plus visible, plus convaincan­t, qu’il «mette du super dans les projets». «Je lui avais dit qu’il devait se comporter en chef», relève l ’agriculteu­r Philippe Pichard, que nous interrompo­ns alors qu’il est avec son épouse, Christiane, en train de préparer le brunch à la ferme du 1er Août pour 300 convives.

Ce paysan est de ceux qui condamnent les compensati­ons accordées aux irréductib­les résidents se condaires. « Ils ne subissent aucun préjudice, tranche-t-il. Ici, il n’y a pas une parcelle qui ne soit touchée par les activités touristiqu­es, et leurs propriétai­res s’accommoden­t tous de plus fortes nuisances.» L’agriculteu­r ne pense pas qu’on puisse parler pour autant de guerre des clans au village. On serait plutôt dans le combat des pragmatiqu­es, désireux d’avancer, et des rigoureux, qui redoutent un dangereux précédent.

Une vocation se découvre

Le départ annoncé du syndic va-t-il susciter des vocations? Un homme en tout cas ne fait pas mystère de son intérêt pour le poste de municipal à repourvoir le 23 septembre. C’est Christian Reber, le propriétai­re de l’agence de location. Ce profession­nel de l’immobilier, qui exerce aussi comme juge au tribunal de l’Est vaudois, a tapissé son bureau de photos historique­s de la station. Il nous montre les carnets de guide de son arrière-grand-père, qu’il vient de faire éditer en fac-similé à compte d’auteur. C’était du temps où les profession­nels de la montagne faisaient consigner les commentair­es de leurs aristocrat­iques clients russes. Mais, bien sûr, Christian Reber ne s’intéresse pas qu’au passé. Il se déclare sans fausse modestie étonné par le nombre de gens qui le solliciten­t pour qu’il se présente. Il brosse d’un ton direct un croquis sévère de la commune, «qui a perdu le lead sur les affaires en cours, alors que le village est en déclin».

La localité et ses 1500 habitants souffraien­t déjà d’avoir perdu près de la moitié des lits d’hôtel en dix ans, notamment depuis que le Grand Hôtel a été transformé en appartemen­ts, dont une partie cherche encore preneur. La fermeture d’Isenau se fait lourdement sentir: on estime que le chiffre d’affaires de la station a chuté depuis de 30%. «Nous pen-

«Nous avons vécu sur nos acquis, tandis que les autres avançaient. Aujourd’hui, les familles veulent autre chose que les beaux paysages»

CHRISTIAN REBER, CANDIDAT

À LA SYNDICATUR­E

«Pour moi, j’ai senti que c’était le bon moment de partir»

PHILIPPE GROBÉTY, SYNDIC D’ORMONT-DESSUS Ceux qui réclament un chef, aux Diablerets, ne réclamerai­ent-ils pas au fond un miracle?

sions être la station rêvée des familles, relève Christian Reber, alors que Leysin a misé sur les écoles privées et Villars sur les chalets huppés. Mais nous avons vécu sur nos acquis, tandis que les autres avançaient. Aujourd’hui, les familles veulent autre chose que l es beaux paysages. I ci, à la moindre goutte de pluie, il n’y a plus rien à faire!»

L’installati­on d’un parc des sports doté d’une piscine couverte et d’une patinoire fait partie des rêves de la commune. Mais, pour cette petite collectivi­té fortement endettée (15 000 francs par habitant) et qui devra déjà assumer Isenau, c’est peut-être trop. La station des Diablerets comme d’autres doit songer à sa reconversi­on, dans une période où le ski subit une certaine désaffecti­on et ou le réchauffem­ent menace. La LAT et la Lex Weber ont serré le frein de la construct i on, qui étai t le principal employeur de la place, et les débouchés pour les jeunes se sont raréfiés. Ceux qui réclament un chef, aux Diablerets, ne réclamerai­ent-ils pas au fond un miracle?

Certains de nos interlocut­eurs font remonter les dissension­s villageois­es au projet qui avait fait sensation sous le nom de Diablerets vrai village de montagne (DVVM). La grande idée avait jailli sous l’impulsion de Kristian Siem, un riche armateur norvégien qui était alors résident dans la commune (c’est lui qui avait racheté le paquebot France), avec le concours du banquier genevois René de Picciotto et d’hôteliers autochtone­s, les Schwitzgue­bel. Il s’agissait de réunir dans une même entreprise l’hôtellerie et les remontées mécaniques, et d’y ajouter l’immobilier pour financer le tout. Cette irruption d’investisse­urs puissants a dû faire peur dans les Ormonts. En tout cas, le soufflé est retombé, la marque DVVM a avorté. Les remontées mécaniques des Diablerets ont fusionné depuis avec celles de Villars, une autre exigence du canton pour le prix de ses subsides.

Un projet stimulant au Meilleret

Certes, sans Isenau, on peut dire que Les Diablerets sont amputés d’un tiers de leur offre. Mais Steve Grisoni, le jeune directeur de l’Office du tourisme, insiste pour que l’on parle de ce qui se fait, car tout n’est pas sombre, loin de là. Tandis qu’on s’écharpe sur le sort du versant nord, la société des remontées mécaniques avance sur le versant sud, au Meilleret, avec un stimulant projet, qui palliera l’absence d’Isenau. Une télécabine neuve, soit un investisse­ment de 20 millions, desservira beaucoup mieux qu’aujourd’hui le départ de la piste de luge du col de la Croix, une des grandes attraction­s des Diablerets. On trouvera aussi en haut un domaine skiable pour débutants, avec tapis roulant.

Il est vrai que le groupe Boas, qui embrasse tant d’autres affaires, a abandonné le projet de bains qu’il envisageai­t. Mais c’est sur la piste de la Jorasse que se dérouleron­t, en 2020, les épreuves de ski alpin des Jeux olympiques de la jeunesse. Quant au Festival du film alpin, qui s’ouvre ce week-end, il est devenu la manifestat­ion phare de l’é té et att i reprès de 20 000 spectateur­s sur huit jours.

Enfin, comment l’oublier, Les Diablerets c’est bien sûr le glacier des Vaudois! Après avoir causé lui aussi moult nuits d’insomnie aux responsabl­es touristiqu­es et politiques, le 3000 m et ses installati­ons marchent bien. Mais ils sont «aux mains des Bernois», on peut y aller sans s’arrêter au village et, comme le fait remarquer l’un de nos interlocut­eurs, quand vous arrivez à la gare des Diablerets, rien n’indique qu’il y a un glacier dans les parages.Pour revenir à Isenau, le calendrier s’accélère. A Lausanne, au Grand Conseil, le train des subvention­s alpines passera cet automne. C’est celui qu’il ne faut pas rater pour que l’enveloppe destinée aux Diablerets figure dans la dernière tranche du programme Alpes vaudoises 2020. Vu d’en bas, plus le temps passe et plus les gens de là-haut, «qui n’arrivent pas à s’arranger», perdent de leur crédit.

«A prendre ou à laisser»

La convention entre la municipali­té et les propriétai­res n’étant plus sur la table, les seconds devraient recevoir sous peu une offre «à prendre ou à laisser». «Nous leur dirons jusqu’où nous pouvons aller, et s’ils n’acceptent pas nous en référerons à l’OFT, qui ira en justice», explique le syndic. Aller au tribunal, beaucoup le disent aujourd’hui dans le village, c’est la voie qu’il aurait fallu prendre bien plus vite, au l i eu d’envoyer émissaires et médiateurs et de jouer aux négociateu­rs sans en avoir l’habitude. Selon cette «ultime» propositio­n, les montants attribués aux Anex pour les torts passés et les nuisances ne seront plus versés par les pouvoirs publics, mais par des fonds privés amenés par la Fondation d’Isenau, précise Olivier Français.Jean Anex attend pour voir. Tout en s'avouant exaspéré par «les inégalités de traitement» subies par lui et les siens depuis des années, il se dit ouvert à une solution. De son domicile d’Aigle, i l confie n’avoir « plus dormi là-haut depuis dix ans, dégoûté et ayant perdu tout plaisir d’y aller».

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Les gens du coin décrivent Les Diablerets comme le paradis sur terre mais certains ont l’impression que les intérêts privés bloquent le développem­ent de la région.
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 ?? (EDDY MOTTAZ/ LE TEMPS) ?? Philippe Grobéty, syndic démissionn­aire d’Ormont-Dessus.
(EDDY MOTTAZ/ LE TEMPS) Philippe Grobéty, syndic démissionn­aire d’Ormont-Dessus.
 ?? (EDDY MOTTAZ/ LE TEMPS) ?? Christian Reber, patron d’une agence de location, ne cache pas son intérêt pour la succession de Philippe Grobéty.
(EDDY MOTTAZ/ LE TEMPS) Christian Reber, patron d’une agence de location, ne cache pas son intérêt pour la succession de Philippe Grobéty.
 ?? (EDDY MOTTAZ/ LE TEMPS) ?? Depuis que la télécabine est à l’arrêt, Les Diablerets accusent 30% de perte de chiffre d’affaires, selon certains.
(EDDY MOTTAZ/ LE TEMPS) Depuis que la télécabine est à l’arrêt, Les Diablerets accusent 30% de perte de chiffre d’affaires, selon certains.

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