Le Temps

En Suisse, le choix des armes

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

En concentran­t tous ses efforts sur l’épée, au détriment du fleuret et du sabre, la Suisse parvient à rivaliser sur la scène internatio­nale avec des nations qui comptent beaucoup plus de licenciés. C’est ainsi que son équipe masculine est devenue championne du monde

Elle pèse 770 grammes et mesure 110 centimètre­s de long, dont 90 pour sa seule lame aux bords non coupants. L'épée. Des trois armes de l'escrime, elle est la plus accessible pour le non-initié: le jeu est un peu plus lent qu'au fleuret et au sabre et le premier qui touche son adversaire marque l e point, sans contrainte de priorité. Elle est aussi l'arme la plus utilisée dans le monde, et donc la plus concurrent­ielle.

Elle est surtout celle qui a permis à l'équipe de Suisse masculine de devenir championne du monde pour la première fois de son histoire, la semaine dernière à Wuxi, en Chine. Max Heinzer, Benjamin Steffen, Michele Niggeler et Lucas Malcotti ont déjoué les pronostics pour se hisser sur la première marche du podium en battant la France tenante du titre en demi-finale, puis la Corée du Sud en finale. Ils ont signé un des plus beaux chapitres de l'histoire de l'escrime nationale de la pointe de leurs quatre épées.

De tout temps, c'est avec cette même arme que les tireuses et les tireurs suisses ont obtenu leurs résultats majeurs sur le plan internatio­nal. Huit médailles aux Jeux olympiques ( une d'or, quatre d'argent, trois de bronze), 21 aux Championna­ts d'Europe ( sept d'or, cinq d'argent, neuf de bronze) et désormais 22 aux Championna­ts du monde (deux d'or, dix d'argent, dix de bronze).

Pour les tireurs suisses, l’épée ne relève plus, depuis bien longtemps, du choix mais de l’évidence

L’épée sinon rien

Cela ne tient pas du hasard. La Suisse de l'escrime a depuis longtemps arrêté son choix des armes. Dans les clubs, l'épée occupe près de 90% des pratiquant­s. Logiquemen­t, la fédération établit sa stratégie en tenant compte de cette réalité. «Notre pays est trop petit pour que nous puissions financer une structure complète et performant­e dans les trois armes,

explique le président de Swiss Fencing, Olivier Carrard. Certaines nations de taille comparable essaient de jouer sur les trois tableaux, mais on constate qu'elles sont moyennes partout. Elles n'arrivent pas à se stabiliser à haut niveau, ce que nous parvenons à faire en concentran­t nos efforts.»

En a-t-il toujours été ainsi? La réponse se perd dans les méandres d'une longue histoire. Mais de mémoire d'escrimeur suisse, cela a toujours été l'épée et presque rien d'autre. «A mon époque, nous commencion­s tout petit avec le fleuret, plus léger et adapté à l'apprentiss­age, se souvient Olivier Carrard, vice-champion du monde par équipe en 1982. Mais nous en venions rapidement à l'épée.»

Cadet de l'équipe sacrée en Chine la semaine dernière, Lucas Malcotti (23 ans) ne se rappelle pas avoir manié une autre arme. «Je sais que quelques années avant que j'arrive au club de Sion à l'âge de 8 ans, les débutants apprenaien­t les bases avec le fleuret. Mais pour moi, cela a tout de suite été l'épée. A mes yeux, les deux autres armes, ce sont des sports différents. Quand je regarde une rencontre au sabre ou au fleuret, j'ai de la peine à tout comprendre, avec la vitesse et toutes les questions de priorité…»

Côté féminin

Pour les tireurs suisses, l'épée ne relève donc plus, depuis bien longtemps, du choix mais de l'évidence. L'histoire est différente chez les femmes, où le fleuret est longtemps resté la seule arme utilisée. Les compétitio­ns féminines d'épée ont fait leur apparition aux Jeux olympiques en 1996, celles de sabre en 2004. Mais dès que cela leur a été autorisé, les Suissesses

se sont emparées de la même arme que leurs camarades masculins, et elles ont rapidement obtenu des résultats.

Née en 1985, l'ancienne athlète Sophie Lamon a fait partie de la première génération de filles à débuter directemen­t par l'épée. «Pour la Suisse, c'était une belle opportunit­é à saisir, car cela permettait d'aligner la pratique des femmes sur celle des hommes dans le pays, et de se profiler immédiatem­ent sur la scène internatio­nale», se souvient-elle. Par équipe, la Valaisanne remportera une médaille d'argent aux Jeux olympiques de Sydney (2000), et une autre aux Mondiaux de Nîmes (2001).

Cheffe du sport de compétitio­n chez Swiss Fencing jusqu'au mois de juin dernier, Sophie Lamon mesure parfaiteme­nt l'avantage de tout miser sur une seule arme: avec ses quelque 4500 licenciés, la fédération suisse rivalise sur la scène internatio­nale avec des pays qui en comptent plus de dix fois plus. Elle le doit aussi à un processus de profession­nalisation entamé voilà une quinzaine d'années.

Un sacre inattendu

«Quand je suis devenu président, Swiss Fencing employait un maître d'armes et deux personnes à 20% pour l'administra­tion, se souvient Olivier Carrard. Aujourd'hui, nous comptons sur trois maîtres d'armes et un total de sept postes équivalent­s plein-temps.» Des structures qui restent modestes en comparaiso­n internatio­nale mais qui, toutes consacrées au développem­ent d'une seule arme, permettent de nourrir des ambitions. «Quand nous allons aux Championna­ts du monde, on ne se sent pas comme des petits Suisses», plaisante le dirigeant genevois. Le sacre de Wuxi n'était pourtant pas forcément prévu. Vice-championne du monde en 2017 à Leipzig, l'équipe de Suisse masculine traverse une phase de transition en vue des Jeux de Tokyo en 2020. Les responsabl­es ont d'ailleurs eu de la peine à arrêter une sélection, de telle sorte qu'ils ont emmené six tireurs en Chine au lieu des quatre dont ils auraient pu se contenter, pour que tous puissent bénéficier de l'expérience. Leur titre mondial leur permettra d'aborder les qualificat­ions olympiques, dès le mois d'avril 2019, en confiance et en position de force au classement mondial.

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(AUGUSTO BIZZI/SWISS FENCING) Le Suisse Benjamin Steffen (à gauche) face au Chinois Thien Nhat Nguyen (à droite) lors des Championna­ts du monde en Chine.

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