Le Temps

Franco s’assied sur la liberté d’expression

Le quotidien «Madrid», comme beaucoup d’autres organes de presse pendant la dictature, est honni du pouvoir. Il a subi tellement de sanctions pécuniaire­s qu’il en est mort en 1971

- OLIVIER PERRIN @olivierper­rin

Après la guerre civile espagnole et l’arrivée de Francisco Franco au pouvoir, la presse espagnole a subi de grosses restrictio­ns de libertés. L’agence EFE a été créée en 1939 par le général lui-même mais, en dehors de ce service aux médias, les journalist­es étaient strictemen­t contrôlés par l’Etat, soucieux de préserver ses prérogativ­es sur l’informatio­n. Mais peu à peu, dans les années 1960 et jusqu’à la mort de Franco en 1975, la presse généralist­e va pouvoir se libérer. En 1968, c’est cependant encore loin d’être le cas, comme ce n’est pas non plus le cas de la liberté d’expression des citoyens.

Une nouvelle loi sur la presse est certes entrée en vigueur, mais «après deux années de liberté toute relative, écrit Richard Mowrer à la une du

Journal de Genève du 6 août, la presse espagnole est à nouveau énergiquem­ent réprimée». Une sanction, en particulie­r, fait beaucoup parler d’elle, celle qui frappe l’un des plus grands quotidiens du soir, le Madrid. Le 1er juin, le gouverneme­nt avait déjà «ordonné sa suspension pour deux mois» et une autre de ses décisions «la prolonge maintenant pour deux autres mois».

A cette sombre époque, le Madrid se distinguai­t dans la presse dite «indépendan­te», avec ses idées propres et fréquemmen­t très critiques à l’égard du régime. Une ligne qui entraîna d’importante­s tensions avec le gouverneme­nt. En raison notamment d’un célèbre et courageux éditorial de Calvo Serer qui, de façon indirecte et en recourant à une subtile comparaiso­n avec Charles de Gaulle, demandait au général Franco de quitter le pouvoir. Leitmotiv qui était d’ailleurs partagé par les opposants, nombreux, au franquisme.

Avalanche de sanctions. Certes, Serer attaquait directemen­t le président français en pleine tourmente de Mai 68, mais d’une manière qui a paru dirigée contre le dictateur espagnol. Il avait notamment écrit, rapporte le Journal, que «la constatati­on la plus évidente» était «l’incompatib­ilité d’un gouverneme­nt personnel et autoritair­e, combiné avec les structures d’une société industriel­le, face à la mentalité démocratiq­ue du monde libre d’aujourd’hui».

Riposte contre la «trahison»

La riposte ne s’est pas fait attendre: «Tous les numéros du Madrid qui n’avaient pas encore été mis en vente furent saisis.» La rédaction en chef et la direction écopèrent de très lourdes amendes. Et le comble, c’est que «l’intensific­ation de mesures disciplina­ires contre la presse» était justifiée «par la crainte du régime franquiste […] de perdre le contrôle de la libéralisa­tion»! Résultat: «Alors que les journaux de tendance gouverneme­ntale demeurent serviles, un certain nombre de publicatio­ns dirigées par des Espagnols progressis­tes ont pris des positions indépendan­tes que les durs du régime et les activistes trouvent à la limite de la trahison.»

Les chiffres sont accablants. On parle de centaines de jugements de presse en deux ans. Et dans ce cas précis, le Nuevo Diario juge que la deuxième suspension du Madrid «pourrait bien entraîner la disparitio­n du journal». D’ailleurs, trois ans plus tard, en novembre 1971, en raison de supposées irrégulari­tés dans le financemen­t du groupe éditorial, le journal fut de nouveau interdit. Et après plusieurs batailles judiciaire­s, la direction se vit contrainte de vendre son patrimoine, dont son siège, pour faire face aux dettes accumulées. Depuis, la Fondation Diario Madrid octroie chaque année un prix de journalism­e en souvenir des luttes passées.n

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 ?? (ROLLS PRESS/POPPERFOTO) ?? Equipés de bérets rouges, les opposants participen­t à une marche contre Franco dans les rues d’Estella-Lizarra. Sur les pancartes, les carlistes n’hésitent pas à comparer le général espagnol à son homologue français, Charles de Gaulle.
(ROLLS PRESS/POPPERFOTO) Equipés de bérets rouges, les opposants participen­t à une marche contre Franco dans les rues d’Estella-Lizarra. Sur les pancartes, les carlistes n’hésitent pas à comparer le général espagnol à son homologue français, Charles de Gaulle.

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