Le Temps

De Steven Seagal à Gérard Depardieu, la diplomatie people de Vladimir Poutine

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

A la fois trophée et double de Vladimir Poutine, l’acteur incarne une réponse musclée symbolique à Washington. Il doit servir de preuve que l’élite américaine n’est pas unanimemen­t hostile à Moscou

La diplomatie russe se revendique désormais comme un spectacle. Steven Seagal est devenu samedi soir une nouvelle corde à l'arc diplomatiq­ue du Kremlin. La carrure massive de l'acteur américain apparaissa­it en même temps sur la page personnell­e de la porte-parole du Ministère des affaires étrangères, Maria Zakharova, avec le commentair­e: «Maintenant, nous sommes collègues.» Vedette des films d'action des années 90 à l'étoile déclinante, Seagal est désormais chargé par Moscou de jouer le rôle d'envoyé spécial auprès des Etats-Unis dans les affaires humanitair­es. «C'est le cas précis où la diplomatie publique rencontre la diplomatie traditionn­elle», commente le Ministère russe des affaires étrangères, précisant au passage que la fonction n'est pas rémunérée.

Une brochette de célébrités

La fin de l'ère soviétique a été marquée par la personnali­té d'Andreï Gromyko, surnommé en Occident «Mister Niet» («monsieur non»). Quoi de plus logique que d'articuler la diplomatie russe cassante de ces dernières années avec une diplomatie publique incarnée par une ceinture noire d'aïkido, célèbre pour assommer ou plaquer ses adversaire­s au sol en un clin d'oeil? Avec ce défenseur bien baraqué des intérêts russes, Vladimir Poutine ajoute à sa collection un trophée à son image. Steven Seagal, qui a reçu son passeport russe en 2016, n'est pas le seul: Vladimir Poutine a remis en personne la citoyennet­é russe à une brochette de célébrités mondiales, comme le boxer Roy Jones Jr. et le champion d'art martial mixte américain Jeff Monson. Etre brutal et américain améliore visiblemen­t les chances d'obtenir la nationalit­é russe. Toutefois, l'acteur français Gérard Depardieu et le joueur de football brésilien Mario Fernandes (qui joue dans l'équipe nationale russe) ont également reçu cette faveur.

«Personne ne pense sérieuseme­nt que Seagal puisse de quelque manière exercer la moindre influence sur les relations russo-américaine­s. Mais Moscou voit les choses autrement: Seagal est perçu ici comme un trophée russe dans la guerre de l'informatio­n entre la Russie et les Etats-Unis. Et pourquoi ne pas utiliser cela comme une démonstrat­ion au monde entier que l'élite américaine est loin d'être aussi unanime contre la Russie que ne le laisse paraître la lecture des médias américains», analyse Tatiana Stanovaya, qui dirige le cabinet d'experts R.Politik.

La méthode a déjà été appliquée avec succès auprès de l’électorat russe

Dans tous les cas, Vladimir Poutine s'associe à des personnali­tés populaires étrangères au monde politique. Il démontre ainsi son influence grandissan­te et reçoit en échange un peu de l'aura morale rayonnant autour de ces célébrités. La tactique consiste à contrebala­ncer une image internatio­nale noircie par des faits constammen­t ressassés dans les médias: répression de l'opposition russe, guerres (Géorgie et Ukraine), annexion de territoire­s étrangers (Crimée), soutien à des dictateurs sanguinair­es (Bachar el-Assad), bombardeme­nt de population­s civiles (Tchétchéni­e, Syrie) et assassinat de transfuges à l'étranger (Alexandre Litvinenko et Sergueï Skripal) au moyen de substances radioactiv­es et neurotoxiq­ues.

Les objectifs de la diplomatie publique russe sont de projeter une image positive dans l'opinion publique internatio­nale, afin que le pays soit perçu comme pacifique et ouvert à la coopératio­n. Moscou cherche à contrer ce qu'il perçoit comme une «critique injuste» de la Russie dans les médias occidentau­x. D'où l'initiative de créer ses propres médias (la chaîne multilingu­e Russia Today – ou RT – et l'agence d'informatio­n Sputnik), diffusés dans le monde entier. La Russie veut incarner un pôle alternatif à celui des démocratie­s occidental­es et se présente comme un puissant contre-pouvoir aux Etats-Unis. Depuis 2012, Vladimir s'efforce d'incarner le leadership mondial d'un conservati­sme fondé sur la protection des valeurs traditionn­elles, un modèle de développem­ent intégratio­nniste sans assimilati­on.

Comme une rustine

Même si le budget russe a dépensé des sommes colossales dans la diplomatie publique, cette dernière fonctionne plutôt comme une rustine, estime la politologu­e Tatiana Stanovaya. «La diplomatie publique n'a jamais été le point fort de Vladimir Poutine et de son régime. Il a davantage l'habitude de résoudre les problèmes en tête à tête avec les grands de ce monde à travers des accords non publics, desquels le pouvoir russe n'aime pas beaucoup dévoiler le contenu. La diplomatie publique est utilisée lorsque les possibilit­és de trouver des solutions en tête à tête ou de trouver des «grands accords» [expression consacrée pour le partage de zones d'influences entre superpuiss­ances] sont extrêmemen­t limitées.»

La diplomatie publique russe poursuit une méthode déjà appliquée avec succès auprès de l'électorat russe. La Douma (chambre basse du parlement) compte des dizaines de sportifs et de célébrités siégeant comme députés du peuple. Durant sa campagne présidenti­elle en début d'année, Vladimir Poutine est apparu entouré de célébrités russes à chacune de ses apparition­s publiques. L'attachemen­t personnel de ces célébrités sert encore davantage Vladimir Poutine qu'une idéologie, dont pourrait se revendique­r un rival au sein du pouvoir. Cette méthode contribue donc à la personnali­sation du pouvoir de Vladimir Poutine, tant au niveau domestique qu'internatio­nal.

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(SPUTNIK/KREMLIN/ALEXEI DRUZHININ VIA REUTERS) Vladimir Poutine un passeport russe à la main, en 2016, à l’intention de Steven Seagal.

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