L’Espagne au défi de la migration africaine
La multiplication des arrivées en Andalousie laisse pour l’instant de marbre le gouvernement de Madrid. Mais certains dirigeants de l’opposition sont tentés de l’utiliser pour adopter un discours radical
L’arrivée importante de migrants illégaux va-t-elle radicaliser l’Espagne, un des rares pays d’Europe encore épargnés par le populisme d’extrême droite? Cette inquiétude, manifestée ces jours-ci par Bruxelles, est aussi devenue une sérieuse préoccupation sur place, alors que le phénomène migratoire se fait sentir avec davantage d’acuité. «Nous soutenons pleinement l’Espagne», a insisté Dimitri Avramopoulos, commissaire grec chargé des politiques migratoires pour l’Union européenne, alors que la nation ibérique vient de recevoir un chèque de 30 millions d’euros pour faire face à l’urgence humanitaire générée par des flux en très forte hausse. Autrement dit, après la fermeture des ports italiens et maltais, l’Union européenne (UE) ne peut pas se permettre l’ouverture d’un nouveau front conflictuel, en Espagne, désormais le pays où les arrivées de migrants sans-papiers sont les plus fortes du continent. Avec près de 21000 clandestins débarqués par mer depuis le début de l’année, le royaume concentre 38% du phénomène à l’échelle européenne.
Les autorités socialistes, qui ont récemment pris les commandes du pays, tentent de minimiser l’impact de ces flux. «Il est totalement irresponsable de parler d’immigration massive, a insisté Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères. Ce n’est pas une crise migratoire. Nous sommes à des niveaux encore très contrôlables.» L’Espagne compte 5,9 millions d’immigrés, soit 12,7% de sa population – contre 6,2 millions et 13,4% en 2010, qui fut une année record. A la différence de nombreux pays européens, l’immigration ne constitue pas jusqu’ici un enjeu national, comme peut l’être le défi sécessionniste catalan ou la corruption de la classe politique. A l’image du Portugal voisin, aucune formation xénophobe ne rencontre un succès notoire; seul le groupuscule Vox fait exception, mais il est dépourvu de toute représentation parlementaire. Certes issu de la gauche radicale et populiste, Podemos ne donne pas dans la surenchère contre les migrants, et militerait plutôt en faveur d’une politique plus ouverte pour répondre à la crise des réfugiés.
Un consensus fragile
Pour autant, cette situation calme est en train de tourner à l’orage. Le consensus national sur ce dossier sensible est en train de se fissurer à grande vitesse. Le principal responsable de ce virage s’appelle Pablo Casado, le jeune nouveau président du Parti populaire, la principale force politique au parlement. Incarnant le retour de la droite idéologique, et se réclamant de l’ancien chef du gouvernement José Maria Aznar (1996-2004), il estime qu’il faut stopper «les arrivées massives de migrants»: «L’Espagne ne peut absorber les millions d’Africains qui voudraient venir en Europe.» Et d’appeler à la mise en place d’un «Plan Marshall» pour l’Afrique, en référence aux prêts financiers accordés par les EtatsUnis pour la reconstruction de l’Europe dévastée par la Deuxième Guerre mondiale.
Pablo Casado surfe sur une réelle vague d’inquiétude. Fin juillet, il s’était rendu à Ceuta, une enclave espagnole nichée dans le nord de l’Afrique, où de plus en plus de migrants tentent d’entrer en force. «Il n’est pas admissible qu’autant de sans-papiers pénètrent sur notre territoire avec autant de véhémence et en toute impunité», avait lancé Pablo Casado. La veille, 850 immigrants armés de cisailles, de chaux vive et d’excréments avaient donné l’assaut au grillage frontière séparant Ceuta du Maroc: 602 étaient parvenus à leurs fins, après de violents affrontements avec les policiers espagnols chargés de lance-flammes, faisant 132 blessés. Outre Casado, son rival Albert Rivera, chef de file du parti libéral centriste Ciudadanos, était aussi accouru sur les lieux, estimant «indispensable un pacte national sur l’immigration, sans quoi ce phénomène va nous déborder et réveiller les fantômes du racisme et de la xénophobie».
«Ce n’est pas une crise migratoire. Nous sommes à des niveaux encore très contrôlables»
JOSEP BORRELL, MINISTRE ESPAGNOL DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Une politique généreuse
Pour l’heure, le chef du gouvernement socialiste, Pedro Sanchez, qui s’affiche comme un leader européiste, favorable à «une politique migratoire généreuse», relativise les menaces que pourraient supposer ces flux croissants. Il s’était d’ailleurs fait connaître hors d’Espagne en accueillant à la mi-juin, dans le port de Valence, le navire humanitaire Aquarius avec à son bord 630 migrants rescapés des eaux libyennes. Mais, depuis, les arrivées clandestines se multiplient, à raison de 200 à 300 par jour, surtout via des pateras, ces embarcations de fortune en provenance du Maghreb débarquant sur le littoral andalou. Aujourd’hui, de Cadix à Grenade, les centres d’accueil de cette région méridionale sont saturés et il a fallu ouvrir des gymnases pour accueillir des centaines d’immigrés.
Depuis début juillet, 1347 mineurs – majoritairement marocains – ont pu rejoindre les côtes d’Andalousie: à la différence des adultes, ceux-ci ne sont pas expulsables et doivent être pris en charge par les services sociaux espagnols. «On ne peut pas comparer Casado ou Rivera à des leaders anti-establishment comme Salvini ou Le Pen, souligne l’analyste Jorge Galindo. Mais si le problème de l’immigration illégale n’est pas pris au sérieux, il faut s’attendre à une radicalisation de l’opinion et de certains dirigeants.»
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