Les prisons secrètes essaiment en Chine
En mars, Pékin a créé une nouvelle agence de lutte contre la corruption avec des pouvoirs étendus. Elle a le droit de détenir des suspects en secret. Un chauffeur de 45 ans en est devenu la première victime
Lorsque les enquêteurs sont venus chercher Chen Yong en avril, il était loin de se douter de ce qui l’attendait. L’homme de 45 ans avait travaillé comme chauffeur de 2006 à 2016 pour la ville de Nanping, dans la province du Fujian. L’un des directeurs adjoints du gouvernement local était sous enquête pour corruption et les investigateurs voulaient poser quelques questions à son ex-chauffeur.
Chen Yong n’a plus été revu vivant. En mai, sa soeur a reçu un appel des autorités, l’enjoignant à venir chercher le cadavre de son frère. A la morgue, elle a découvert qu’il était défiguré et que son corps était couvert de bleus.
Chen Yong est la première victime d’un nouveau système de détention secrète introduit en mars, dans le cadre d’une refonte de la lutte anti-corruption en Chine. Depuis 2013, le président Xi Jinping a lancé une vaste campagne contre les officiels ayant accepté des pots-de-vin ou d’autres faveurs indues. Ils sont 2,7 millions à avoir été mis sous enquête et plus de 1,5 million à avoir été punis. Le Parti communiste était chargé de ces procédures.
Mais en mars, le parlement a adopté une loi et créé une nouvelle agence gouvernementale – la Commission nationale pour la supervision – pour reprendre cette mission. «Cela confère un semblant de légitimité à ce processus qui se déroulait jusqu’ici complètement en marge du système légal», relève Fu Hualing, un expert du droit chinois à l’Université de Hongkong.
400 millions de cibles
Cela a aussi massivement étendu sa portée. Alors que seuls les membres du PC étaient soumis à l’ancien système, la nouvelle agence anti-corruption peut enquêter sur toute personne associée de près ou de loin à l’Etat. Des juges, des médecins, des professeurs d’université, des patrons d’entreprises publiques, des fonctionnaires tout en bas de l’échelle et des membres de comités villageois font partie des cibles potentielles. Fu Hualing estime que près de 400 millions de citoyens sont désormais concernés, soit un quart de la population chinoise.
Cela les expose à une forme de détention opaque qui les prive de leurs droits. «La commission peut enquêter sur des suspects, les arrêter, les interroger et les maintenir en détention durant six mois sans devoir en référer à qui que ce soit, ni les inculper, dit Fu Hualing. Tout se déroule en dehors du système judiciaire.» Ce type de détention extra-légale s’appelle Liuzhi, ce qui signifie «entravé» ou «empêché de se mouvoir».
La commission a aussi le pouvoir d’engager des poursuites ou pas. Ce n’est que si elle choisit de le faire – dans moins de 5% des cas – que l’affaire revient entre les mains de la justice traditionnelle. Il est alors rare que les tribunaux osent émettre un avis contraire: 99,9% des affaires de corruption donnent lieu à un verdict de culpabilité.
«Durant sa détention, le suspect n’a pas le droit de consulter un avocat, ni de voir sa famille», indique Patrick Poon, d’Amnesty International. Le lieu de son incarcération est tenu secret. «Il peut s’agir d’un bâtiment officiel désaffecté, d’une chambre d’hôtel, d’un hôpital ou d’une école vide», détaille-t-il. Les détenus sont fréquemment torturés. Ceux qui sont passés par là racontent des coups, des privations de sommeil, des simulations de noyade et des brûlures de cigarette.
La réputation de cette forme d’internement est telle que le secrétaire général du Parti communiste de Nanjing, Yang Weize, a cherché à se défenestrer quand on lui a dit que des inspecteurs anti-corruption étaient là pour le cueillir. Song Lizhi, un officiel de la province du Shandong, a tenté de se suicider la semaine dernière en prenant une dose massive d’insuline, après avoir été mis en cause dans un scandale de vaccins défectueux.
Confession forcée
Chen Lianggang, un ancien responsable foncier dans la province de l’Anhui, a passé plusieurs mois enfermé dans une pièce à côté de son épouse. «J’entendais ses cris désespérés et les gardes qui appelaient un médecin sur leur talkie-walkie à chaque fois qu’elle s’évanouissait», relate-t-il dans une lettre envoyée à un procureur. Sous pression, il a fini par admettre des crimes qu’il nie aujourd’hui. Il a été condamné sur la base de cette confession forcée.
Ces développements sont d’autant plus inquiétants que la campagne anti-corruption prend des airs de plus en plus politiques. Plusieurs officiels proches des ex-présidents Hu Jintao et Jiang Zemin ainsi que les rivaux du président Bo Xilai et Sun Zhengcai ont été pris dans ses filets. Début juillet, elle a servi à arrêter Chen Jieren, un ex-journaliste. Quelques jours plus tôt, il avait publié deux articles sur son blog dénonçant des officiels dans le Hunan.
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Ceux qui sont passés par là racontent des coups, des privations de sommeil, des simulations de noyade