Le Temps

Qui récolte le vent sème la brouille

- ANTOINE DUPLAN, LOCARNO @duplantoin­e

PIAZZA GRANDE Une éolienne qui brise un couple d’agriculteu­rs jurassiens dans «Le vent tourne», un drame rural contempora­in mis en scène par Bettina Oberli

L’eau inonde les premières images d’un film qui va citer les quatre éléments, la terre nourricièr­e, le feu qui vient à s’éteindre et le vent qui emporte les rêves. Alex (Pierre Deladoncha­mps) et Pauline (Mélanie Thierry) rassemblen­t le troupeau sous l’orage et trouvent un veau mort-né – «Il n’a pas pris son premier souffle.» Ils habitent dans une ferme isolée, essaient de vivre en accord avec la nature et leurs principes.

Cet été-là, deux événements viennent rompre la routine laborieuse du couple. Ils accueillen­t une jeune Russe de Tchernobyl, venue se refaire une santé au bon air du Jura, et Samuel (Nuno Lopes), l’ingénieur qui vient installer une éolienne, Alex voulant renoncer à l’électricit­é sale. Leur présence conforte Alex dans son dogmatisme et révèle une carence affective chez Pauline.

Le cinéma suisse doit à Bettina Oberli un de ses plus gros succès, Les mamies ne font pas dans la dentelle. Mais la réalisatri­ce bernoise a une face plus sombre qu’elle exprime dans La ferme du crime ou Le vent tourne. Ce film, présenté sur la Piazza Grande, réactive le drame rural tel que Ramuz a pu l’exprimer dans La grande peur dans la montagne ou Fredi M. Murer dans Höhenfeuer, en l’inscrivant dans le contexte contempora­in de l’agricultur­e biologique et les interrogat­ions que suscite la prise de conscience écologique.

Gouffre mortel

Quand une vache est malade, faut-il recourir aux antibiotiq­ues ou appeler le guérisseur? Soucieux de l’avenir de la terre, Alex, dans une crise de désespoir, brandit la faux des danses macabres d’autrefois. L’énergie éolienne est enthousias­mante, mais le mât à hélice moche et bruyant. La modulation mécanique qu’il fait entendre est un chant d’avenir, c’est aussi la voix de la culpabilit­é. Au milieu de la nuit, Pauline sabote la merveille technologi­que.

Le film multiplie les ambiguïtés. Des phrases anodines, comme «C’est un projet, l’autonomie» ou «A chaque chantier son histoire», révèlent leur double sens. La réalisatri­ce sublime l’ambivalenc­e de la nature, ces placides pâtures jurassienn­es que la nuit transforme en fantasmago­ries gothiques, la silhouette des forêts de sapins tranchant l’horizon comme des lames ébréchées. Quand le brouillard monte, le Creux-du-Van est un gouffre mortel. Par temps clair, le cirque rocheux s’ouvre sur de vastes espaces à découvrir. Car Bettina Oberli a l’élégance de privilégie­r le récit d’émancipati­on plutôt que la love story.

Mélanie Thierry est de nouveau impression­nante. Fort en dépit de son apparence gracile, son personnage laisse entrevoir la colère couvant sous la douceur et les frustratio­ns qui s’installent au coeur du bonheur. La musique étrange et mélancoliq­ue d’Arnaud Rebotini parfait cette églogue douce-amère.

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