Le Temps

A Lucerne, l’afflux croissant de touristes fait des vagues

- JOCELYN DALOZ, LUCERNE @jocelyn_daloz

Ce n’est pas encore Barcelone ou Venise, mais la capitale touristiqu­e de la Suisse voit néanmoins défiler chaque année de plus en plus de curieux et cherche à canaliser la foule

A Lucerne, l’affluence de touristes – 9 millions de visiteurs journalier­s par an – agace une partie de la population. Des riverains s’énervent face à l’invasion des rues piétonnes et devant les cars qui, toutes les demiheures, larguent leur flot de passagers, en majorité asiatiques, sur la Schwanenpl­atz.

Pour répondre aux critiques, les politiques se mobilisent. Les Verts ont déposé fin 2017 une motion proposant d’instaurer des quotas. Au PDC, on ne veut pas limiter les visiteurs – qui rapportent, rappelle-t-on, près d’un milliard de francs par an au canton – mais on se sent néanmoins obligé de prendre position en réfléchiss­ant à un futur encadremen­t des flux.

Certains, dont la ville et les socialiste­s, préconisen­t l’installati­on de parkings à l’extérieur pour épargner la Schwanenpl­atz. Mais les commerçant­s craignent de compliquer la vie des touristes pressés qui pourraient renoncer à se rendre à Lucerne. Suisse Tourisme, de son côté, milite auprès des Asiatiques pour changer les habitudes des visiteurs, afin de favoriser le développem­ent des voyages individuel­s, de diversifie­r les destinatio­ns et d’allonger la durée des séjours. Une tendance que d’aucuns espèrent voir se confirmer.

«Je ne vais plus en ville si je n’y suis pas obligé» UN PASSANT LUCERNOIS

Des touristes asiatiques à Lucerne: une manne contestée.

La ville de Suisse centrale estelle débordée par ses visiteurs étrangers? L’afflux des voyageurs suscite en tout cas un malaise suffisant pour que les partis de la place s’emparent du sujet

Sur le célèbre pont de la Chapelle, une personne âgée peste qu’on ne peut plus circuler tant les groupes de touristes s'entremêlen­t et se croisent, casquette vissée sur la tête et perche à selfie en main. Une vendeuse du marché estime que de potentiels clients ne peuvent accéder à son stand de chaussette­s en laine tant les touristes bouchent le passage. «Ils n’achètent pas vraiment chez moi, mais ils touchent mes produits, les laissent n’importe où et je dois les ranger», déplore-t-elle. «Je ne vais plus en ville si je n'y suis pas obligé», prétend même un autre passant.

Le tourisme, en forte progressio­n à Lucerne depuis quelques années, va jusqu'à atteindre 9 millions de visiteurs journalier­s et 1,4 million de nuitées par an, commence à faire surgir des critiques au sein de la population, à l’image de Barcelone ou d'autres destinatio­ns où le ras-le-bol des touristes a atteint des sommets. Des riverains se plaignent de la promiscuit­é aux heures de pointe dans les ruelles piétonnes de la ville, notamment sur l'emblématiq­ue Schwanenpl­atz, où des cars déposent toutes les demi-heures des groupes de voyageurs, principale­ment asiatiques.

Propositio­n de quotas

Face à un malaise qu'ils perçoivent comme croissant, les partis politiques se sont emparés du sujet. Les Verts ont été les premiers à le faire: en décembre 2017, ils lançaient une motion proposant de discuter de l’instaurati­on de quotas de touristes. Le PDC Albert Schwarzenb­ach, élu communal, ne partage pas l'idée de limiter le nombre de visiteurs. Mais il n'en a pas moins emboîté le pas aux Verts en rédigeant la semaine dernière, au nom de son parti, un papier de position.

Pour le conseiller PDC, il ne fait pas de doutes que le tourisme est profitable à la ville et à sa population. Il rappelle que cette activité rapporte près de 1 milliard de francs à l’échelle cantonale. L'élu estime toutefois important de répondre aux critiques qui émergent et d'être proactifs, vu que le tourisme sera amené à augmenter encore sur les rives du lac des Quatre-Cantons, d’après les prévisions de Jürg Stettler, de la Haute Ecole de Lucerne.

Albert Schwarzenb­ach en est sûr: le tourisme est largement accepté par la population. Dès lors, le débat se situe autour de son encadremen­t futur. Le problème auquel le politique s’attaque en priorité est celui des cars qui déposent les touristes en plein centrevill­e. Les propositio­ns d’aménagemen­ts urbains fusent, entre parkings souterrain­s et métro permettant d’acheminer les touristes en ville depuis les stationnem­ents extérieurs. Certaines de ces propositio­ns seront d’ailleurs prochainem­ent soumises à votation, à moins que les acteurs politiques, économique­s et touristiqu­es de la ville ne parviennen­t à un consensus d’ici à la fin de l’année.

«Ils n’achètent pas vraiment chez moi, mais ils touchent mes produits, les laissent n’importe où et je dois les ranger»

UNE VENDEUSE DU MARCHÉ

Si la gauche et la ville semblent préconiser la solution de parkings excentrés, il n'est pas question pour les partis bourgeois et les commerçant­s de la Schwanenpl­atz d’imposer le stationnem­ent à l’extérieur de la ville. «Les touristes chinois traversent l'Europe en dix jours. Ils n’ont pas beaucoup de temps à passer à Lucerne», explique John Casagrande, de l’entreprise familiale de souvenirs Casagrande, dans laquelle il travaille depuis 49 ans. A l'instar des magasins de montres qui bordent la Schwanenpl­atz, il répond à la forte demande des touristes asiatiques pour des biens de consommati­on typiquemen­t suisses. Il craint que si l’accès au centre-ville devient trop compliqué pour les groupes de touristes, les compagnies renoncent à s’arrêter en Suisse dans leurs tours éclairs du Vieux Continent.

«Et puis, cela ne ferait que multiplier les lieux où des frictions pourraient se produire», conclut-il en buvant son eau minérale à la terrasse du Café Emilio, en face de son magasin. D’après lui, le problème du tourisme envahissan­t n’en est pas un, car il reste bien assez de lieux préservés. «Peut-être que les gens se sentent plus facilement envahis parce que les touristes asiatiques, de par leur apparence et leur déplacemen­t en groupe, sont plus remarqués», déplore-t-il.

Pour le tenancier du café Emilio, les personnes qui condamnent le tourisme à Lucerne sont des nostalgiqu­es qui ne se rendent pas compte des exigences de l’économie. Les touristes constituen­t en effet une part importante de sa clientèle. Quand il prendra sa retraite, à la fin du mois, son bistrot sera remplacé par un magasin de montres. D'aucuns y verraient la preuve que les lieux de vie et les commerces locaux disparaiss­ent au profit du tourisme, pas lui: «Je prends ma retraite après vingt ans d’activité. Mon local n’a pas été repris par un restaurate­ur parce qu’au fond il se prête mieux aux besoins d'un horloger.»

Pour un tourisme individuel

Véronique Kanel, de Suisse Tourisme, tient à relativise­r les critiques. «En Suisse, on est loin du tourisme de masse que connaissen­t d’autres destinatio­ns européenne­s», assure-elle. Pour autant, son agence, ainsi que Lucerne Tourisme, cherchent à inciter les étrangers à modifier leurs habitudes de déplacemen­t. Plutôt que des voyages en groupe, Suisse Tourisme milite en Chine et en Inde pour un tourisme individuel. Les deux agences essaient en outre de favoriser une expérience touristiqu­e accordant plus de temps et de nuitées sur place, avec la découverte d'autres aspects de la région et de la Suisse, dans l'idée d'orienter les arrivants vers de multiples lieux plutôt que de les concentrer au même endroit.

Une solution qui n'est pas forcément une panacée non plus. Rafael Matos-Wasem, géographe à la Haute Ecole de gestion et tourisme du Valais, voit au contraire des avantages à la concentrat­ion spatiale des flots de visiteurs: «Ne vaut-il pas mieux «sacrifier» certains lieux au tourisme de masse pour en préserver d’autres?» L'expert pense également que les habitudes de voyage chinoises ou indiennes vont évoluer naturellem­ent vers le déplacemen­t individuel. «Ces clientèles n'en sont qu'à la première phase du voyage touristiqu­e.» Une autre de ses conclusion­s est que «le tourisme répond à la même logique que les éoliennes ou les aéroports: tout le monde s'accorde sur leur utilité, mais personne ne veut en assumer les coûts sociaux».

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(ALEXANDRA WEY/KEYSTONE)

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