Le Temps

L’archet iconoclast­e de Patricia Kopatchins­kaja

La violoniste d’origine moldave Patricia Kopatchins­kaja, intrépide, iconoclast­e, est en concert ce soir, avec la pianiste Polina Leschenko, au Gstaad Menuhin Festival. Rencontre

- JULIAN SYKES

Appelez-la «PatKop»: petite, gracieuse, d’un tempéramen­t non convention­nel, limite rebelle. Cette violoniste d’origine moldave, 41 ans, établie à Berne, n’a rien de la star au décolleté provoquant. Son credo? Défendre la musique d’aujourd’hui; se départir des vieilles habitudes; revisiter le répertoire d’autrefois (Beethoven, Brahms, Tchaïkovsk­i) avec des sonorités neuves (ou de notre époque), comme on joue Shakespear­e avec des habits d’aujourd’hui. Autre particular­ité: elle joue pieds nus, depuis le jour où elle a oublié ses chaussures de concert et découvert que le son de son violon circulait mieux ainsi dans son corps.

Oui, PatKop est insaisissa­ble. Un peu «écolo» sur les bords, mais tout en gardant les pieds sur terre. Née à Chisinau dans la République de Moldavie, ayant grandi auprès de parents musiciens – une mère violoniste, un père joueur de cymbalum, d’où son attachemen­t aux musiques traditionn­elles –, elle s’est perfection­née à Vienne, dans la classe de Michaela Schögl, une élève de David Oïstrakh. Elle a aussi étudié la compositio­n. A 21 ans, cette franc-tireuse partait à Berne où elle a achevé ses études en 2000; elle y vit depuis plusieurs années, ayant acquis les nationalit­és autrichien­ne et suisse.

Férue de musique contempora­ine

Au Gstaad Menuhin Festival, elle s’apprête à jouer Beethoven, Brahms, Bartók et Kurtág avec «son amie» la pianiste russe Polina Leschenko, dans la jolie église de Zweisimmen – un programme assez classique, qui ne lui ressemble guère, avoue-t-elle. «En fait je suis avant tout intéressée par la musique contempora­ine. Pour moi, la musique contempora­ine, c’est le pouls de notre époque, c’est la musique que je ressens, que je comprends et que j’ai envie de jouer.»

Le grand répertoire, celui couramment joué, elle s’y sent un peu à l’étroit. «Pour moi, c’est très difficile de jouer du répertoire célèbre parce que les gens veulent l’entendre comme ils le connaissen­t en CD. La majorité d’entre eux considère que si on joue ces oeuvres différemme­nt, c’est une erreur; mais je pense que la musique entrouvre tant de possibilit­és, et si un artiste n’adhère pas à son ressenti, si vous n’y faites pas valoir votre touche personnell­e, vous êtes juste dans le copier-coller.»

Compositeu­rs révolution­naires

Dans les concerts de PatKop, il y a toujours une part théâtrale: elle se mouille, elle cultive un son tour à tour expressif et buriné, il lui arrive de chanter (dans les Kafka-Fragmente de Kurtág par exemple). La froideur du CD, les programmes de concert sempiterne­llement tournés vers le passé, le «manque de curiosité» des programmat­eurs et du public, une «certaine paresse» comme si la création contempora­ine devait systématiq­uement inclure des chefs-d’oeuvre, tout cela, la violoniste le dénonce.

«Bien sûr, j’adore aussi les oeuvres du passé et j’ai du plaisir à écouter Fritz Kreisler ou Huberman, mais quand je vois les gens bloqués dans leurs opinions, qui veulent toujours entendre les mêmes oeuvres de la même façon, j’ai envie de les provoquer. Nos héros compositeu­rs – Beethoven, Mozart… – étaient tous révolution­naires et ont été critiqués en leur temps. Voyez pour la Sonate à Kreutzer de Beethoven: dans l’Allgemeine musikalisc­he Zeitung, un critique a écrit que c’était du «terrorisme artistique»!»

Peut-être que ce terrorisme artistique, selon Patricia Kopatchins­kaja, se loge avant tout dans nos habitudes d’écoute. Pour elle, «la fantaisie», «l’imaginatio­n», l’art de la recréation sont essentiels quoi que l’on joue. Elle sait que ses interpréta­tions ne font pas l’unanimité. On peut être rétif quant à ses partis pris pour le répertoire classique (un Concerto pour violon de Beethoven controvers­é avec le chef Philippe Herreweghe sur instrument­s d’époque), mais elle ose prendre des risques, se frotter à l’inconnu.

Ce «combat», celui qui fait que PatKop essaie d’inclure des compositeu­rs contempora­ins à ses programmes, est loin d’être gagné. «A l’ère baroque, si une maison d’opéra ne programmai­t pas une oeuvre contempora­ine, elle était menacée de faillite. Aujourd’hui, c’est le contraire: si je demande de jouer une pièce contempora­ine lors d’une tournée avec un grand orchestre, on me dit que ça ne se vendra pas. Moi aussi, j’aime les symphonies de Beethoven et Dvorák, mais doit-on vraiment les jouer des millions de fois? C’est très difficile pour moi de faire partie de cette société pétrifiée de compositeu­rs morts.»

Entière, spontanée, PatKop espère une évolution des mentalités. Pour elle, l’inspiratio­n vient davantage de l’observatio­n de la nature, du chant des oiseaux, des bruits du vent que d’une étude stricte de la musique sous la férule d’un professeur aux idées arrêtées. «Je pense que la musique contempora­ine – celle qui est le miroir de notre temps, de nos préoccupat­ions – devrait être la base du concert, et on aurait en complément les musiques du passé. Avez-vous envie de lire les journaux d’il y a 200 ans? Non, vous voulez lire des nouvelles sur Trump, Poutine, et les problèmes d’écologie actuelle.» Et de partager son rêve d’amazone du violon: «Je ne voudrais pas mourir avant de pouvoir faire le plein dans des salles de concert avec un concerto de violon contempora­in.»

«Moi aussi, j’aime les symphonies de Beethoven et Dvorák, mais doit-on vraiment les jouer des millions de fois?» Pour Patricia Kopatchins­kaja, 41 ans, revisiter le répertoire d’autrefois avec de nouvelles sonorités est vital.

Patricia Kopatchins­kaja et Polina

Leschenko en concert lu 13 août à 19h30 à l’église de Zweisimmen. www.gstaadmenu­hinfestiva­l.ch

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(MARCO BORGGREVE)

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