Le français, toute une histoire
On doit à François Ier la systématisation de l’usage du français dans son royaume. Depuis, la langue de Molière a conquis 274 millions de locuteurs. Pour quels enjeux? Le Temps fait l’inventaire.
Emmanuel Macron a promis de faire du château de l’Aisne un haut lieu de la francophonie. Une référence à François Ier qui, en 1539, y promulgua son ordonnance imposant le français comme langue unique du Royaume
Le spectacle en dit long sur l’ampleur du chantier. En cet été 2018, face au grand parc giboyeux, au coeur de ces terres picardes où François Ier aimait tant chasser, l’aile royale du château de Villers-Cotterêts demeure percluse d’échafaudages et de tôles de protection. Adossée à la structure du vieux château médiéval, l’aile du «logis du Roy» où le français fut proclamé langue nationale n’est plus qu’un fantôme de pierres, couvert de charpentes prêtes à rendre l’âme. N’empêche: c’est bien ici, dans la somptueuse cour des offices ouvrant sur l’une des plus belles façades Renaissance de France, qu’Emmanuel Macron a décidé, en octobre 2017, de donner le feu vert à la mission de réhabilitation du patrimoine confiée à l’animateur de télévision Stéphane Bern.
274 millions de locuteurs francophones
Villers-Cotterêts, ou le symbole d’une France qui promet haut et fort de ne plus abandonner son patrimoine aux vicissitudes du temps. Avec, en prime, l’engagement pris ce jour-là par l’actuel locataire de l’Elysée de refaire de ce lieu, d’ici à la fin de son mandat, «un haut lieu de la francophonie». Soit un écrin au service de cette langue française qu’un jour d’août 1539 François Ier imposa à ses sujets, paraphant en ces lieux «l’ordonnance générale en matière de justice et de police» rédigée par son chancelier, le sieur Guillaume Poyet.
«Villers-Cotterêts doit s’affirmer comme un lieu de création, expliquait en mars dernier sur la chaîne TV5 Monde la romancière Leïla Slimani, représentante personnelle du président français pour la francophonie. Il faut imaginer des rencontres d’écrivains et de poètes, l’ouverture de résidences d’artistes, l’organisation de débats avec les francophones du monde entier. C’est seulement comme cela que le public pourra donner corps à un futur centre de la francophonie…»
Impossible donc, pour Le Temps, d’enquêter sur les «révolutions» du français et de son usage à travers le monde sans enquêter d’abord sur l’origine de l’aventure linguistique qui, aujourd’hui, lie le destin commun de 274 millions de locuteurs francophones, dont plus de 1,8 million de Suisses. Comment rester soimême en épousant le français comme langue? Comment dépasser la France en parlant une langue tellement façonnée par son histoire avant d’être livrée au voisinage de l’Hexagone puis, au gré des aventures coloniales, aux grands vents de l’Amérique, des Caraïbes, de l’Afrique, de l’Indochine et de l’Océanie?
L’histoire de Villers-Cotterêts, de François Ier aux souverains qui lui succédèrent, donne des clés de réponse, de même que l’itinéraire d’une autre prestigieuse lignée locale: celle de la famille Dumas, écrivains à succès de père en fils. Le français comme langue de l’Etat monarchique, puis comme bannière de la République. Mais aussi le français littéraire, idéaliste, révolutionnaire, langue des proscrits tels le comte de MonteCristo, des insurgés de la Commune de Paris comme Louise Michel qui l’enseigna aux Kanaks lors de ses années de bagne en Nouvelle-Calédonie. Langue des colonisateurs, des colonisés et de plus de 80 pays aujourd’hui rassemblés dans l’Organisation internationale de la francophonie (lire ci-contre). «J’ai plié la langue française à mon vouloir dire», s’était un jour joliment félicité l’homme politique et écrivain martiniquais Aimé Césaire devant Samuel Beckett, l’auteur irlandais francophone d’En attendant Godot.
Lequel, converti à la langue de Molière, dont il fit le médium de son théâtre de l’absurde, lui avait rétorqué, impassible: «De toute façon, seul le silence est notre langue maternelle.»
Retour aux sources d’une langue conquérante. 1539. Le règne de François Ier connaît alors son apogée. La première grande victoire du fondateur de la branche des Valois-Angoulème – face aux Helvètes à Marignan les 13 et 14 septembre 1515 – apparaît bien lointaine. C’est aux arts, à la langue, bref, à la légende de son Royaume de France que ce monarque se consacre tout entier, désireux d’y ancrer pour de bon ses vassaux toujours rétifs, tels les duchés de Bretagne et de Bourgogne. A la cour, le français soigné des poètes Clément Marot et Pierre de Ronsard subit les assauts gargantuesques de François Rabelais. Tandis que les peintres et sculpteurs importés de Florence – tel Léonard de Vinci qui finira sa vie au Clos Lucé d’Amboise – donnent à la langue royale des accents transalpins.
La langue, instrument de conquête et d’unification
Grand amateur de livres – que l’invention de l’imprimerie par l’Allemand Gutenberg un siècle plus tôt, vers 1450, a sorti des abbayes et des mains des moines copistes – François Ier nourrit le dessein d’une langue capable d’unifier les territoires conquis par la force des armes. Il a d’abord créé, en 1530, le collège des lecteurs royaux, l’ancêtre de l’actuel Collège de France où, le 21 mars 2019, l’écrivaine haïtienne Yannick Lahens prononcera la leçon inaugurale de la nouvelle chaire «Mondes francophones». Il a salué, sur les rives canadiennes du fleuve Saint-Laurent, la création de la nouvelle France à partir de 1534. Puis le souverain a fondé, dans son château de Blois, posé sur les rives de la Loire, la librairie royale, précurseure des bibliothèques nationales et du dépôt légal. Reste, pour compléter la puissance de son royaume de France face au Saint Empire romain germanique de Charles Quint, à donner au français force de loi. Telle est la raison d’être des articles 110 et 111 de la grande «ordonnance», édictée «à Villers-Cotterêts au mois d’août 1539» à l’intention de tous les juges, notaires, et autres titulaires de charges juridiques par «François, par la grâce de Dieu, roy de France».
Le texte, à une époque tout juste sortie du Moyen Age où le latin règne sur la justice et sur l’Eglise, est une révolution. Il ordonne en effet «de prononcer et rédiger tous les actes en langue française», sonnant – déjà – le glas officiel des langues régionales et des patois. Finances et ordre public requièrent une compréhension. Résultat? «Et parce que de telles choses sont arrivées très souvent, à propos de la mauvaise compréhension des mots latins utilisés dans lesdits arrêts, nous voulons que dorénavant tous les arrêts ainsi que toutes autres procédures, que ce soit de nos cours souveraines ou autres subalternes et inférieures, ou que ce soit sur les registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments et tous les autres actes et exploits de justice qui en dépendent, soient prononcés, publiés et notifiés aux parties en langue maternelle française, et pas autrement.» Une révolution ainsi résumée, le 28 septembre 1989, soit quatre cent cinquante ans plus tard, sous la coupole de l’Académie française (créée en 1635 par le cardinal de Richelieu) par l’écrivain et ministre Alain Peyrefitte: «Depuis François Ier, notre langue et notre droit ont renversé la tour de Babel des idiomes locaux ou savants, et des jurisprudences contraires, pour cheminer ensemble.»
«Laisser les citoyens ignorants de la langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c’est trahir la patrie» Bertrand Barère (1755-1841), membre du Comité de salut public
Villers-Cotterêts, ou le début d’une aventure bien plus que linguistique. Car tout, depuis cet acte fondateur de 1539, s’est entremêlé. L’apprentissage de la langue, sa défense et les combats menés en son nom ont tour à tour fait corps avec le destin du Royaume, du Premier et du Second Empire, puis de la République. En 1539, François Ier l’imposait pour les textes de lois. Dix ans plus tard, en 1549, sous le règne de son successeur, Henri II, Joachim du Bellay reçoit le mandat de magnifier cette langue. Sa Défense et illustration de la langue française
en devient le texte fondateur: «Le temps viendra et je l’espère moyennant la bonne destinée française, que notre langue sortira de terre. Elle s’élèvera en telle hauteur et grosseur qu’elle ne pourra égaler aux Grecs et aux Romains», prédit Joachim du Bellay.
Acte II, deux siècles plus tard. Nous sommes en 1793. Louis XVI vient d’être guillotiné. Les monarques européens se liguent contre la France, ses sans-culottes et sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Laquelle a proclamé, en français, le 26 août 1789: «Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.» Villers-Cotterêts, dans ce département de l’Aisne qui tient les portes de Paris, fait office de garnison. L’armée de la Moselle de Kellerman y installe un de ses cantonnements. Tandis que dans la capitale où la Terreur entame son infernal engrenage, le Comité de salut public rugit: «La monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de Babel. Dans la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c’est trahir la patrie… Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous.»
La postérité à travers les romans
Révolution. Citoyenneté puis… colonisation au nom de la civilisation. Au XIXe siècle, auréolée par «l’esprit des Lumières», la langue française promue à Villers-Cotterêts devient tour à tour instrument de conquête, d’asservissement, d’immenses profits et d’émancipation. L’annexion de l’Algérie, entamée en 1830, marque le tournant. C’est au fil de l’épée, par l’évangélisation des missionnaires et sur les tableaux noirs des instituteurs – les «hussards noirs» de la République – que la langue de Molière, de La Fontaine, mais aussi de Napoléon III (qui parlait parfaitement l’allemand et le suisse-allemand, fruit de son enfance passée à Arenberg, en Thurgovie) et de Jules Ferry se propage aux quatre coins du monde.
Le colossal succès des Misérables de Victor Hugo – attendu par des centaines de milliers de Parisiens le 3 avril 1862, jour de la publication de ses deux premiers tomes – tisse la légende d’une langue qui prétend dire mieux que nulle autre le roman de l’humanité. Or, à Villers-Cotterêts, cette puissance du verbe et de l’imagination a aussi laissé des traces. Il se lit sur une façade de la rue Demoustiers, qui traverse le centre de la ville. Une plaque et un musée. Là naquirent d’Artagnan et Monte-Cristo, ces héros immortels de la francophonie mondialisée.
Tout commence dans les jours sombres de la Révolution. Revenu de Saint-Domingue, où il est né (à Jérémie, sur le territoire de l’actuelle Haïti), l’un des plus brillants officiers de cavalerie de sa génération est un métis issu de l’union d’un commerçant esclavagiste et d’une mulâtre. Thomas Alexandre Dumas, c’est son nom, est taillé pour la légende des armes. Il combat aux côtés de Kellerman, découvre à cette occasion les plaines de l’Aisne, puis rejoint l’armée d’Italie de Bonaparte. Victoires. Charges héroïques. Campagne d’Egypte. Puis la jalousie s’installe entre le général «noir» et celui qui se fera bientôt sacrer empereur.
En captivité à Naples à son retour d’Egypte, Thomas Dumas est abandonné. De retour en France, blessé et mutilé, l’ancien héros échoue… à Villers-Cotterêts où l’empereur, de passage après son couronnement, ne répond même pas à ses sollicitations. Dans cette impitoyable saga familiale, son fils, Alexandre Dumas père, puisera l’inspiration du Comte de MonteCristo, puis une partie de sa saga de cape et d’épée des Trois mousquetaires. Son petit-fils, lui, produira La dame aux camélias. Trois titres emblématiques. Trois récits épiques de courage, d’amitié, de souffrance, d’enfermement, de survie, d’ambition, d’amour et de gloire, incontournables dans toutes les bibliothèques francophones, instituts français et autres Alliances françaises. Tout le panache romanesque d’une langue dont, aux quatre coins du monde, ses défenseurs et locuteurs font le meilleur argument pour justifier son métissage. Et surtout son partage.
Demain: la défense de la langue au Québec, un devoir moral malgré tout