Mais encore...
Accès de rage meurtrier dû à une humiliation, le terme tiré du malais «amuk» est un trouble exclusivement masculin introduit dans le monde francophone au début du XXe siècle. Il navigue aux carrefours entre anthropologie, psychiatrie et littérature
Notre série sur les émotions méconnues – avec un premier épisode consacré à ces accès de rage meurtrière que l’on nomme «amok» –, la chronique de Julie Rambal, l’archive du jour, le cocktail de la semaine et enfin notre nouvelle série sur d’étonnants expatriés suisses, dont l’épisode inaugural nous emmène au Chili, à la rencontre du restaurateur Michel Hediger.
Amok. Son simple susurrement fleure la chaleur moite, la douleur d’une fièvre lancinante. Tiré du malais amuk, le terme désigne, dans l’ensemble du «monde malais» (Indonésie, Malaisie, Philippines), une rage meurtrière incontrôlable. Selon la tradition, c’est la réaction d’un homme humilié en public qui, pour prouver sa virilité et soigner son orgueil meurtri, se lance dans une tuerie de masse sans discrimination qui prend parfois la forme de meurtre-suicide. A mi-chemin entre culture et médecine, l’amok peut être utilisé pour qualifier à la fois l’auteur d’un acte meurtrier que l’acte lui-même.
«Regard occidental»
Introduit dans le monde francophone au début du XXe siècle, l’amok est propulsé par l’écrivain autrichien Stefan Zweig et son ouvrage Amok ou le fou de
Malaisie (1922). L’auteur y dépeint cette rage meurtrière: «Amok? Je crois me souvenir, c’est une espèce d’ivresse chez les Malais… C’est plus qu’une ivresse, c’est de la folie, une sorte de rage humaine… une crise de monomanie meurtrière et insensée, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer.»
Plus tard, Romain Gary exploitera lui aussi ce motif littéraire dans Les racines
du ciel, plongée dans l’Afrique équatoriale française des années 50. Le héros Morel, défenseur de la cause animale, y apparaît fuyant, trouble, «comme cet éléphant qui s’écarte du troupeau à la suite d’une blessure inguérissable et devient particulièrement agressif et hargneux». Il est cet «homme devenu amok, les mâchoires serrées, les yeux haineux, les muscles tendus».
En tant qu’expression de l’altérité, le terme «amok» reste indissociable du contexte colonial. «A la fin du XIXe siècle, la psychiatrie en quête d’exotisme se met à analyser les comportements des peuples autochtones colonisés», détaille Ariel Eytan, psychiatre aux HUG, spécialiste de la psychiatrie transculturelle. En marge des classifications officielles, un florilège de «syndromes liés à la culture» apparaît. Parmi eux, l’amok, mais aussi le «latah» en Malaisie, mimétisme féminin face à l’effroi ou encore le «koro» en Chine, réaction anxieuse à la crainte de perdre son sexe masculin.
«Il ne faut pas oublier le regard occidental, parfois condescendant, qui surplombe ces classifications, précise le psychiatre. C’est une manière de conceptualiser la différence.» A l’époque, on pense que la culture conditionne les comportements, qu’il existe une palette de réactions communes à un groupe donné. Pour étayer leurs analyses, les psychiatres s’appuient sur le travail de terrain des anthropologues.
Avec la fin de la colonisation, le regard sur l’amok et les autres syndromes culturels change. «Le dernier DSM-5, classification américaine des troubles mentaux, décrète que toutes les formes de détresse sont façonnées localement, détaille Ariel Eytan. On admet enfin que la déprime en Chine n’est pas vécue de la même manière qu’aux Etats-Unis ou au Sénégal.»
Usage métaphorique
Il n’empêche, l’amok n’est toujours pas retenu comme un diagnostic psychiatrique. «Manque de contrôle, impulsivité, trouble dissociatif ou encore psychose, une crise de violence peut être due à de multiples facteurs, souligne Jacques Gasser, chef du département de psychiatrie du CHUV. La forme qui s’en approche le plus est peut-être la décompensation aiguë d’une schizophrénie paranoïde, une forme de décompensation extrême.» Quoi qu’il en soit, la distinction entre «acte héroïque» et «pathologie» fait toujours débat.
Intégré dans le langage courant, le terme est aujourd’hui utilisé de manière métaphorique. Dans le monde anglophone, l’expression «to run amok», est employée pour décrire une situation qui dégénère. Le parallèle le plus courant est celui des tueries de masse dans les écoles américaines. Après la disparition du Boeing 777 de Malaysian Airlines, la presse française a évoqué la piste de «pilotes amok».
Cette crise de folie subite et dévastatrice peut-elle aussi être associée au «raptus suicidaire» des terroristes? Pour l’anthropologue Antonio Guerreiro, spécialiste de l’Insulinde, le lien est très mince. «L’amok présente un déchaînement de rage hétéro et auto-agressive sans discernement qui aboutit à un suicide, c’est le seul point commun avec les actions djihadistes. En revanche, l’auteur qui agit de manière individuelle ne revendique aucune cause, il ne prône pas d’idéologie.»
Actuellement en mission à Sarawak, en Malaisie orientale, Antonio Guerreiro l’affirme, l’amok n’est pas un phénomène obsolète. «La semaine dernière un cas a été signalé dans la presse, raconte-t-il. Un homme armé d’une massue de bois a tué un fonctionnaire à Samarinda, sur l’île de Bornéo.» Comment réagit la population? «Les gens ne s’y intéressent pas, ils voient ça un peu comme un accident de circulation. Dans le monde malais, l’amok est considéré comme une pathologie. Les auteurs qui survivent à la crise sont internés en asile psychiatrique.»
L’anthropologue évoque plusieurs pistes pour expliquer l’origine du trouble. «La culture malaise laisse peu de place à l’expression des sentiments, les codes de politesse et l’ordre social sont très stricts, estime-t-il. Cela force peut-être certains à retenir leurs émotions outre mesure. Au XIXe siècle, ces frustrations étaient peutêtre en partie liées à la domination coloniale en Insulinde. Ce n’est plus le cas depuis les années 1960.»
Demain: «gezelligheid», on n’est pas bien là, ensemble?
EN MALAISIE, LES AUTEURS DE CES CRISES SONT INTERNÉS EN PSYCHIATRIE