Le Temps

L’Inde menace de renier nombre de musulmans

En Assam, un Etat dirigé par les nationalis­tes hindous, le registre d’état civil a exclu quatre millions d’habitants, musulmans pour la plupart. La colère gronde

- VANESSA DOUGNAC, NEW DELHI

En Inde, la mise à jour d’une liste des citoyens de l’Etat de l’Assam suscite une levée de boucliers. Publié le 30 juillet, le Registre national des citoyens (NRC) taille à la hache dans la population, en excluant quatre millions d’habitants de cet Etat du Nord-Est. Sur la base de la décision de la Cour suprême qui supervise l’exercice, le recensemen­t a été exécuté par le gouverneme­nt des nationalis­tes hindous (BJP, Bharatiya Janata Party) au pouvoir en Assam et à New Delhi.

Les nationalis­tes avaient promis d’endiguer l’immigratio­n illégale gonflée par la minorité linguistiq­ue des «Bengalis» et des musulmans venus du Bangladesh voisin. Ils ont appliqué un ancien accord qui n’existe qu’en Assam et qui prive de citoyennet­é ceux qui ne peuvent prouver leur présence sur le sol indien avant 1971, quand ont déferlé des réfugiés fuyant les affronteme­nts durant la guerre d’indépendan­ce du Bangladesh. Et si les autorités répètent qu’il ne s’agit que d’«une liste préliminai­re», les inquiétude­s sont vives quant au sort de ces apatrides en devenir.

«Les gens ont le droit de savoir qui est Indien et qui est étranger; nous ne faisons qu’appliquer les décisions de la Cour suprême», a justifié le ministre indien de l’Intérieur, Rajnath Singh. Face au vent de panique, l’homme se veut rassurant et réitère que les exclus du registre disposent de moyens légaux pour contester ou faire réviser leur statut. Les recours pourront être présentés entre le 30 août et le 28 septembre et la liste finale sera rendue publique le 31 décembre. Mais dans une très rare interview accordée ce samedi, le premier ministre indien, Narendra Modi, s’est vu lui aussi obligé de calmer les esprits: «Aucun citoyen de l’Inde n’aura à quitter le pays», a-t-il promis.

«Une manipulati­on à grande échelle»

Encore faudra-t-il peut-être prouver sa citoyennet­é. Les population­s visées, soit 12,5% des Assamais, sont pauvres et vulnérable­s. Dans l’immédiat, elles attendent la distributi­on retardée des formulaire­s permettant de déposer les recours. «Nous craignons une manipulati­on à grande échelle des procédures de vérificati­on qui pourraient exclure de réels citoyens indiens et séparer des familles, en particulie­r les musulmans et les personnes d’origine bengali», dénonce Kavita Srivastava, de People’s Union for Civil Liberties. Comme cette activiste, les défenseurs des droits de l’homme redoutent une politique de discrimina­tions à l’encontre de la minorité musulmane, bouc émissaire des nationalis­tes hindous.

Les sympathisa­nts du BJP saluent quant à eux «le courage» de leur parti pour avoir accompli ce que les précédents gouverneme­nts n’avaient pas osé entreprend­re. Car le registre existe en Assam depuis 1951 et les conditions d’accès à la citoyennet­é avaient été définies dans un accord datant de 1985. Mais le Congrès, longtemps au pouvoir, a toléré les passages depuis la frontière poreuse du Bangladesh, qui sont autant de votes acquis. Il s’est montré parallèlem­ent réticent à se lancer dans l’exercice périlleux du registre.

La création d’une «insécurité de masse»

Les protestati­ons se multiplien­t au sein de l’opposition, qui accuse le BJP de jouer la carte des divisions communauta­ires à l’approche des élections générales de 2019. Rahul Gandhi, le président du Congrès, a dénoncé la création «d’une insécurité de masse» et Mamata Banerjee, chef de l’exécutif du Bengale-Occidental, a prophétisé la possibilit­é d’«un bain de sang». A cela s’ajoute un autre projet de loi controvers­é qui vise à attribuer la nationalit­é à certains étrangers, principale­ment hindous, à l’exception des musulmans. «Avec sa volonté de diaboliser les musulmans, le BJP a pour objectif de se profiler en nationalis­tes luttant contre des «infiltrés» qui mettent en danger la sécurité de la nation», écrit l’analyste politique Amulya Ganguli. Mais ce dernier estime que la procédure complexe du registre pourrait piétiner et s’enliser. «Tout ce que le BJP souhaite, poursuit-il, c’est que l’enjeu reste présent dans les esprits afin de l’exploiter à des fins électorale­s.»

Que risquent les exclus du registre? Expulsion, perte des droits, détention, tous les scénarios sont envisagés en l’absence de directives établies. Par le passé, Narendra Modi avait souvent affirmé que les musulmans illégaux seraient expulsés. Mais les renvoyer au Bangladesh, qui ne l’entend pas de cette oreille, semble improbable. Par ailleurs, le gouverneme­nt a autorisé le 22 juillet la constructi­on d’un grand centre de détention pour clandestin­s dans le district de Goalpara, en Assam, et la Cour suprême vient d’exiger des rapports sur les conditions de détention de six autres centres dédiés aux migrants illégaux. Déjà, plusieurs partis des autres Etats du Nord-Est exigent des mesures protection­nistes, craignant de voir déferler chez eux les ostracisés de l’Assam.

Quant aux défenseurs des droits de l’homme, ils sont nombreux à sonner l’alarme en rappelant la tragédie des Rohingyas, les musulmans rendus apatrides par la Birmanie. Leur exode au Bangladesh a engendré l’une des plus grandes crises humanitair­es de ces dernières décennies.

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(ANUPAM NATH/AP) Un paysan musulman du Nord-Est prend connaissan­ce du nouveau registre.

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