Le Temps

Jakob Ingebrigts­en, naissance d’un prodige

Cet athlète norvégien de seulement 17 ans signe un doublé impression­nant de maturité sur 1500 m et 5000 m. L’ambition de son père et l’exemple de ses frères lui ont permis de brûler les étapes

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Tout est pensé et planifié dans le seul but de voir triompher l’un des membres de la famille sur les pistes du monde entier A Berlin, Jakob Ingebrigts­en participai­t à ses premiers championna­ts chez les grands, après avoir tout raflé chez les juniors. «Quand j’avais 9 ans, notre père nous faisait faire du ski à roulettes le matin dans un parking» FILIP (25 ANS), FRÈRE AÎNÉ DE JAKOB

C’était une attraction, c’est devenu un phénomène! En remportant le 5000 m messieurs des Championna­ts d’Europe d’athlétisme devant son frère aîné Henrik, vingt-quatre heures après avoir gagné le 1500 m, le Norvégien Jakob Ingebrigts­en est devenu la star de ces championna­ts, et peutêtre de l’athlétisme européen pour les années à venir. Si les doublés sont fréquents dans le fond et le demi-fond, l’âge du benjamin de la fratrie norvégienn­e fait toute la différence: Jakob Ingebrigts­en n’a que 17 ans. Deux ans de moins que Kylian Mbappé.

Sur les deux distances, il s’agit d’un record de précocité. Cet adolescent (il n’aura 18 ans que le 19 septembre) a surpris tous les observateu­rs par sa maturité en course. Il prenait part à Berlin à ses premiers championna­ts chez les grands, après avoir tout raflé chez les juniors et ses adversaire­s (parmi lesquels le Genevois Julien Wanders, 9e du 5000 m malgré un record personnel amélioré de 13 secondes) ne s’attendaien­t sans doute pas à autant de maîtrise.

Jakob Ingebrigts­en s’est aussi surpris lui-même: «Je n’ai que 17 ans, et je suis déjà double champion d’Europe, s’est-il exclamé. C’est complèteme­nt incroyable.» Au moment de placer son accélérati­on décisive à l’entame du dernier tour, il se permit de donner une petite tape dans le dos de son frère Henrik, l’air de dire: «Suismoi si tu veux une médaille.» Même les Kényans et les Ethiopiens, qui garnissent depuis des lustres le gros des pelotons internatio­naux, n’ont jamais «sorti» pareil prodige.

Une fusée à trois étages

L’histoire de Jakob Ingebrigts­en, c’est d’abord la saga d’une famille arrivée à Berlin avec l’ambition de réaliser un triplé inédit et historique sur 1500 m. L’aîné Henrik (27 ans) l’avait déjà emporté en 2012 à Helsinki et le cadet Filip (25 ans) était tenant du titre depuis 2016 à Amsterdam. Mais il était clair que Jakob le benjamin était le plus doué des trois. Ses tests physiologi­ques auraient «stupéfié les médecins», entend-on à Berlin sans que l’on sache trop d’où vient cette rumeur.

Filip et Jakob avaient réalisé les deux meilleurs chronos de la saison et vendredi soir, en finale du 1500 m, le clan des Ingebrigts­en s’est placé en tête à la mi-course, comme prévu. Filip, théoriquem­ent le favori mais salement blessé au mollet (profonde entaille due aux pointes de ses adversaire­s) lors d’une chute mercredi en qualificat­ion, lâcha le premier. Henrik ne put lui non plus tenir jusqu’au bout. Jakob partit donc seul accomplir son destin, comme si ses aînés n’étaient finalement que les deux premiers étages de la fusée, largués en quittant la stratosphè­re.

La famille, des fermiers et des pêcheurs, est originaire de Stavanger, dans le sud-ouest du pays. Henrik, Filip et Jakob sont entraînés par leur père, Gjert, un autodidact­e. Son épouse Tone a paraît-il transmis les bons gènes; lui se charge de les faire fructifier. A la dure. Tout est pensé et planifié dans le seul but de voir triompher l’un des membres de la famille sur les pistes du monde entier. «C’est beaucoup d’entraîneme­nt. Nous travaillon­s vraiment dur», a reconnu Jakob Ingebrigts­en après son doublé.

Le travail, Gjert Ingebrigts­en ne connaît que ça. «Du travail mental aussi bien que physique, a-t-il expliqué à Berlin. Et aussi de la discipline. Et puis un plan à long terme. Qu’il faut toujours suivre, sans jamais le modifier.» Entouré d’une grappe de journalist­es dans un escalier du stade olympique, le patriarche s’est seulement dit «surpris par leur force mentale», rapporte le journal L’Equipe.

Si l’Europe découvre un peu les frères Ingebrigts­en, la Norvège suit cette famille pas comme les autres depuis des années. Ouvertemen­t ambitieux, se revendiqua­nt «les meilleurs» et s’assumant «différents», ils sont une version sportive et norvégienn­e des Kardashian ou des Osbourne.

Une téléréalit­é en Norvège

La chaîne de télévision NRK leur consacre d’ailleurs un programme de téléréalit­é depuis 2015. Team Ingebrigts­en dépeint les coulisses d’une vie totalement dédiée à l’effort et à la réussite. On y voit Jakob, 14 ans, avachi dans le salon familial, suivre à la télévision la course de son frère Henrik aux Mondiaux de Pékin en 2015.

On découvre aussi qu’il y a sept enfants en tout. Deux n’ont pas la silhouette suffisamme­nt élancée pour devenir des athlètes de haut niveau (ils sont recyclés comme meneurs d’allure à vélo) mais les deux petits derniers – Ingrid, fillette d’une dizaine d’années, et William, quatre ans – sont clairement programmés pour prendre la suite. «Quand j’avais 9 ans, raconte Filip, notre père nous faisait faire du ski à roulettes le matin dans un parking.» Henrik et lui avouent à demi-mot qu’ils ont sans doute un peu essuyé les plâtres, le paternel n’ayant pas à la base de formation particuliè­re.

Méthode peaufinée avec les aînés

Tous ont tout de suite compris que Jakob avait quelque chose en plus. «A 6 ou 7 ans, il avait déjà des aptitudes physiques incroyable­s, notamment sur le plan cardio, a expliqué Filip cette semaine à Berlin. Il a aussi bénéficié de tout ce que notre père a appris avec nous. Au début, il découvrait certaines choses, qu’il a pu expériment­er sur Henrik et moi. Altitude, intervalle, musculatio­n, sprint: on a tout essayé. Quand Jakob, qui a 8 et 10 ans de moins que nous, est arrivé, notre père savait exactement ce qui fonctionna­it.»

Comme la méthode n’avait tout de même pas si mal marché, le prodige a eu tous les jours sous les yeux des compagnons d’entraîneme­nt de haut niveau, des modèles à suivre, des grands frères à imiter et des limites à dépasser.

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(MICHAEL STEELE/GETTY IMAGES)

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