EXPATRIÉS SUISSES
Le Pérou, paradis libre de Michel Hediger
Sous les voûtes de sillar blanc, tuf volcanique typique d'Arequipa, flotte un doux fumet. Ambiance ardoise et bavette, à l'autre bout de la planète. Sur les pierres bouillantes alignées autour des tables, de beaux morceaux terminent leur cuisson: paiche, truite, boeuf, porc, poulet et même alpaga, la chair sacrée des Incas. Bienvenue au Zig Zag, où les mets de chalet rencontrent la gastronomie andine.
La vieille ville d'Arequipa, cité blanche perchée à 2335 mètres d'altitude, semble figée dans le temps. Face à la place San Francisco, l'établissement de Michel Hediger s'étend entre les cloîtres et les demeures coloniales. A 48 ans, l'entrepreneur neuchâtelois a fait du Pérou le pays de tous les possibles. Débarqué à la fin des années 1990 avec sa femme Carola, il possède aujourd'hui trois restaurants et emploie une centaine de personnes, certaines depuis le premier jour.
Un «monde moins rangé»
Si le Pérou affiche aujourd'hui l'une des croissances économiques les plus fortes du continent, les conditions que Michel Hediger trouve à son arrivée sont bien loin du confort helvétique. Pas d'eau chaude ni d'électricité, un mal de l'altitude lancinant à la moindre escapade montagneuse. Sans oublier la langue et ses les usages.
Qu'est-ce qui a donc poussé le Neuchâtelois à s'expatrier de l'autre côté de l'Atlantique? Né dans le petit village viticole d'Auvernier, ce passionné de voile et de montagne se lance très jeune dans des études de commerce, pas pour faire carrière, plutôt pour parvenir à rembourser son bateau. A l'été 1993, alors qu'il vit à Zurich, il rencontre sa future épouse, Carola. Originaire d'Allemagne de l'Est, elle lui fait découvrir un «monde moins rangé». De Berlin à Saint-Pétersbourg, le couple voyage, se passionne pour l'ailleurs. L'Amérique latine, ses révolutions, sa littérature, les émerveillent. Une idée folle émerge: pourquoi ne pas tenter sa chance ailleurs? Ce sera Lima.
Le couple bohème débarque dans la capitale le 15 janvier 1996, sans billet d'avion de retour, avec des économies pour «trois ou quatre mois». L'arrivée sonne comme une immense désillusion. Le chaos, l'humidité, l'insécurité latente: la mégapole, déjà ultra-polluée, semble hostile. Le dépaysement est trop grand. «On ne s'imaginait pas le Pérou comme ça», reconnaît Michel. Après des jours d'errance, ils sautent dans un bus direction la ville d'Arequipa, au sud du pays.
«Le Pérou de Tintin»
La vallée de Colca, l'un des canyons les plus profonds du monde, contraste avec la capitale. «On est immédiatement tombés sous le charme, c'était ce qu'on recherchait, l'aventure, l'authentique, le Pérou de Tintin», se souvient Michel, ému. Sur place, le couple rencontre le consul suisse François Patthey, l'un des plus grands entrepreneurs de la région, qui les reçoit et finit par leur confier la gestion d'un lodge hôtelier encore en construction. «Il a vu qu'on en voulait.»
Durant deux ans, le couple gère le petit complexe près du village de Yanque. Le tourisme n'en est alors qu'à ses balbutiements et c'est avec les moyens du bord qu'ils reçoivent les rares backpackers qui s'aventurent dans la région. «On mixait les jus à la main, on s'éclairait à la bougie le soir», raconte Michel. Des conditions de vie rustiques que le cadre somptueux rattrape au centuple. Au fil des jours, le couple découvre le Péruvien andin, généreux, bosseur hors norme, respectueux de la terre. «On a beaucoup appris de leur culture communautaire et solidaire où les traditions restent très présentes», raconte le jovial quadragénaire. Très vite, il s'initie à la gastronomie locale à travers un couple de cuisiniers originaire du village voisin.
A l'aube du nouveau millénaire, avide de nouveaux défis, Michel se décide à reprendre un local dans le centre historique d'Arequipa. La cuisine est pour lui une passion qui remonte à l'enfance. Au Zig Zag, Michel fait le pari de reprendre le concept de viandes sur ardoise en le combinant avec des produits de la région. A la carte, il ajoute des fondues au fromage des Andes et du risotto de quinoa.
Richesse du terroir
Les trois premières années, le restaurant stagne, mais le patron tient bon. A l'époque, personne ne sort manger dehors le soir et la gastronomie péruvienne est encore largement inconnue. «La preuve, Gaston Acurio, considéré aujourd'hui comme un de ses meilleurs ambassadeurs, exploitait alors un restaurant français», confie Michel.
A cela s'ajoutent deux défis: la formation du personnel et les relations avec les autorités dans un domaine où l'informalité règne. «Le secteur public a tendance à mettre des bâtons dans les roues, il faut insister pour faire avancer les démarches.»
Le boom du tourisme, à la fin des années 2000, s'accompagne d'une incroyable mise en valeur de la cuisine traditionnelle. «Les chefs ont commencé à voyager, à exporter leurs recettes, raconte Michel. Ils ont vu juste.» Le monde découvre enfin l'incroyable richesse du terroir péruvien: quinoa, kiwicha, cañihua, huacatay, chirimoya, 3000 variétés de pommes de terre, 200 de piments. La cuisine devient un marqueur identitaire. «Le Pérou avait besoin d'être valorisé pour autre chose que l'héritage inca, estime Michel. Tout le monde y a mis de la force. On a profité de ce formidable élan.» En 2007, il fonde la première association gastronomique du pays, assortie d'un festival pour diffuser les spécialités d'Arequipa au niveau national.
En vingt ans, Michel a sillonné le pays du nord au sud. A chacun de ses voyages, des trouvailles culinaires viennent enrichir sa carte. Dernières en date: des champignons du Lambayeque, un fromage produit par des Italiens installés en Amazonie ou encore des truites du lac Arapa, élevées par une communauté native.
S'il se considère aujourd'hui comme «à moitié Péruvien», de même que ses trois enfants nés sur place, Michel conserve un fort attachement pour son pays d'origine. Un retour en Suisse lui semble toutefois inenvisageable. «Je ne pourrais plus me plier à un cadre de vie aussi strict, je me sens bien trop libre ici, plus utile aussi qu'en Europe.»
«Je ne pourrais plus me plier à un cadre de vie aussi strict qu'en Suisse, je me sens bien trop libre ici, plus utile aussi qu'en Europe»