Une langue et ses peuples
Qui, pour succéder à l'automne à la journaliste canadienne Michaëlle Jean, à la tête de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF)? Cette question institutionnelle est a priori bien éloignée des soucis quotidiens des quelque 274 millions de locuteurs francophones dans le monde. Et pourtant. Lorsque les chefs d'Etat ou de gouvernement des 84 pays membres (54 membres pleins, 26 observateurs et 4 associés) de l'OIF – dont la Suisse, qui avait accueilli son treizième sommet à Montreux, en 2010 – se retrouveront les 11 et 12 octobre à Erevan, en Arménie, leur choix en dira long sur l'importance politique et diplomatique qu'ils continuent d'accorder à la langue de Molière. Elue par consensus secrétaire générale de l'Organisation en novembre 2014 lors du sommet de Dakar (Sénégal) et candidate pour un second mandat, Michaëlle Jean y trouvera sur son chemin une adversaire de taille, au profil à la fois polémique et symbolique: l'actuelle ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo. Une «outsider» africaine à laquelle Emmanuel Macron a, en mai, publiquement apporté son soutien. Malgré l'autoritarisme du régime de Kigali et l'anglophonie revendiquée du président rwandais, Paul Kagame…
Basée avenue Bosquet, à Paris, et dotée d'un budget annuel de 85 millions d'euros, l'OIF est officiellement l'institution chargée du devenir du français, cinquième langue mondiale en nombre de locuteurs après le mandarin, l'hindi, l'anglais et l'espagnol. Son rapport sur la langue française dans le monde, publié tous les quatre ans (le dernier date de 2014), sert de baromètre. L'Agence universitaire de la francophonie et l'Université Senghor d'Alexandrie (Egypte) lui sont rattachées. Mais en termes de vitalité linguistique sur le terrain, d'autres institutions pèsent bien plus lourd. Le réseau des 835 Alliances françaises, les 140 instituts et centres culturels français ainsi que les efforts déployés à travers le monde par la Suisse, la Wallonie belge ou le Québec sont aux avant-postes côté enseignement et diffusion des oeuvres littéraires. Autre acteur de taille: la chaîne de télévision publique francophone TV5 Monde, diffusée dans plus de 200 pays et territoires, dont la RTS détient 11% du capital (comme la RTBF ou Radio Canada). Une chaîne qui sera contrainte, en 2018-2019, de trouver de nouvelles ressources pour compenser les réductions budgétaires annoncées, en France, dans l'audiovisuel public.
La question clé du sommet d'Erevan sera, dans ce contexte, celle de l'Afrique. Douze pays du continent ont le français pour seule langue officielle (Bénin, Burkina Faso, Congo-Brazzaville, Côte d'Ivoire, Gabon, Guinée, Mali, Niger, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Sénégal et Togo) et la croissance démographique fait aujourd'hui de Kinshasa la première capitale francophone de la planète. La nécessité d'un patron africain pour l'OIF (l'ancien secrétaire général de l'ONU Boutros Boutros Ghali la dirigea de 1998 à 2002, remplacé par l'ancien président sénégalais Abdou Diouf de 2003 à 2014) sera donc reposée en Arménie, même si Michaëlle Jean s'est beaucoup investie sur le front de la jeunesse et des entrepreneurs francophones. Le succès médiatique de l'implication de l'OIF dans le tour du monde de la frégate Hermione, réplique du navire qui transporta La Fayette en Amérique en 1780 pour rejoindre les insurgés, a aussi contribué à conforter son image.
A charge pour la future élue de redessiner les contours de cette francophonie ainsi définie par le géographe Onésime Reclus, qui inventa ce terme vers 1880, en pleine expansion coloniale: «Il n'y a plus de races, toutes les familles humaines s'étant entremêlées à l'infini depuis la fondation du monde. Mais il y a des milieux et il y a des langues. Un ensemble de conditions physiques, sols, climats, vents, pluies, soleil, mariage de la terre et de la mer ou divorce entre l'une et l'autre, a fait d'un confus brassement de «races» des peuples parfaitement distincts. Mais dès qu'une langue a «coagulé» un peuple, tous les éléments «raciaux» de ce peuple se subordonnent à cette langue. C'est dans ce sens qu'on a dit: la langue fait le peuple