Le Temps

Le cocktail mortel derrière la catastroph­e de Gênes

Une trentaine de personnes ont perdu la vie dans l’effondreme­nt d’un viaduc mardi à Gênes, dans le nord du pays. Le pont construlus de cinquante ans était au centre de nombreuses critiques

- ANTONINO GALOFARO, ROME @ToniGalofa­ro

ITALIE Mauvaise conception, usure du béton, vulnérabil­ité au vent: les experts tentent d’expliquer l’effondreme­nt du pont autoroutie­r qui a fait des dizaines de morts en Ligurie

Un pont coupé net, entraînant dans sa chute des voitures et des camions, écrasant tout sous des dizaines de tonnes de béton: l’effondreme­nt du viaduc du Polcevera sur l’autoroute A10 à Gênes, en Italie, a déclenché des visions dignes d’un film catastroph­e. Que s’est-il passé? Depuis des années, la stabilité du pont faisait l’objet d’avertissem­ents récurrents. L’ouvrage, prouesse d’ingénierie des années 1960, avait subi des restaurati­ons permanente­s depuis trente ans. Il aurait d’ailleurs dû être remplacé, mais des riverains s’y étaient opposés, bloquant le projet. «La durabilité du pont Morandi a toujours suscité beaucoup de questions, il y a toujours eu beaucoup d’interventi­ons de protection et de réhabilita­tion, et en ce moment même, il y avait des travaux de renforceme­nt de la structure visant à pallier la corrosion de l’armature du béton, ce qui faisait une charge en plus», observe le professeur de l’EPFL Eugen Brühwiler.

Spécialist­e de l’entretien des ouvrages d’art, il évoque la vulnérabil­ité des ponts anciens au sel utilisé pour combattre le verglas, et l’impact du vent sur ce viaduc très long – son effondreme­nt s’est produit durant une tempête.

En Italie, ce désastre rappelle le triste état de certaines infrastruc­tures. Mais l’ingénieur gênois Antonio Brencich met en cause la conception même de l’ouvrage: «Ce type de pont est mal conçu et mal calculé et présente des problèmes évidents de vulnérabil­ité.»

«La durabilité du pont Morandi a toujours suscité beaucoup de questions» EUGEN BRÜHWILER, PROFESSEUR À L’EPFL

Des taches noires, jaunes ou orange perdues au milieu de gigantesqu­es plaques de béton s'agitent sous une pluie torrentiel­le. Vues du ciel, les images sont aussi spectacula­ires qu'effroyable­s. De près, les secours évoquent un véritable «enfer»: des voitures détruites, écrasées sous les débris, des camions retournés sur le côté, quand ils ne sont pas pris dans les eaux du fleuve Polcevera, ou encore ces faisceaux de lumière des phares de voiture sortant de l'obscurité des décombres. Pour le millier de sauveteurs, il s'agit de trouver au plus vite les possibles survivants. On est alors en début d'après-midi, aucun mort n'est encore confirmé, mais il semble inévitable que l'effondreme­nt ait emporté des vies.

L’Italie est habituée aux routes et aux ponts croulants, même si c’est dans d’autres proportion­s

Aux alentours de midi, les témoins non loin du viaduc autoroutie­r du Polcevera entendent le vrombissem­ent d'un coup de tonnerre. Ce pont sur l'A10, central pour Gênes car au coeur d'un noeud routier permettant de relier le proche port commercial, mais aussi la France et sa Côte d'Azur à l'ouest, Milan et la riche Lombardie à l'est, est en train de s'écrouler. Des dizaines de véhicules chutent de plusieurs dizaines de mètres. Une trentaine de voitures et trois poids lourds au moins sont emportés. Une vidéo amateur montre une camionnett­e miraculée, à l'arrêt au bord du précipice.

En contrebas, des routes, une voie ferrée, mais surtout des habitation­s. Deux personnes sont blessées lorsqu'un morceau de viaduc percute leur immeuble. Un incendie s'allume dans un autre édifice, asphyxiant une femme de 75 ans. Tous les bâtiments sont évacués. En fin de journée mardi, le risque que d'autres parties du viaduc s'écroulent était encore élevé.

L'ouvrage construit en 1967 et long de 1182 mètres, reposant sur trois piles de béton de 90 mètres de haut, est éventré sur quelques centaines de mètres. Cet effondreme­nt est «pour nous quelque chose d'inattendu et d'imprévu par rapport à l'activité de contrôle faite sur le pont, affirme dans les médias italiens Stefano Marigliani, un responsabl­e d'Autostrade per l'Italia, société gérant certains tronçons autoroutie­rs de la péninsule. Il n'y avait absolument aucun élément qui permettait de considérer ce pont comme dangereux.» Ce responsabl­e pour les autoroutes génoises ajoute que des «interventi­ons d'entretien ont été effectuées sur divers fronts», en particulie­r des opérations de consolidat­ion de la dalle du pont et sur les barrières de sécurité. Ces dernières étaient sur le point d'être achevées.

Si cette «oeuvre» était pour Autostrade per l'Italia «sujette d'attentions et de soins constants», le viaduc était au centre de critiques depuis de nombreuses années. Les raisons du drame sont encore inconnues. Mardi,

Le pont Morandi mardi à Gênes, après l’effondreme­nt d’une de ses sections.

une seule explicatio­n revenait: la défaillanc­e structurel­le de l'un des piliers. Ce pont, trop rigide, est une «erreur d'ingénierie», lâche ainsi l'ingénieur Antonio Brencich, professeur à l'Université de Gênes. Le viaduc présente «divers aspects problémati­ques, outre l'augmentati­on des coûts de constructi­on prévus», écrit-il dans un article publié en juillet 2016 sur Ingegneri.info. «J'ai dit, et les faits me donnent malheureus­ement raison, que ce type de pont est mal conçu et mal calculé et présente des problèmes évidents de vulnérabil­ité, a-t-il répété mardi lors d'une interview au site d'informatio­n en ligne L'Inkiesta. Après tout, s'il n'y en a que trois dans le monde, c'est qu'il y a bien une raison.»

Le problème c'est la matière choisie par l'ingénieur Riccardo Morandi, à l'origine de ce «pont de Brooklyn», surnom reçu pour sa vague ressemblan­ce avec son grand frère new-yorkais. «Les tirants ont été construits en béton, et non en métal, explique à l'agence de presse Ansa l'architecte génois Diego Zoppi. Il y a cinquante ans, il y avait une confiance illimitée dans ce matériau, on ne prenait pas en compte le fait que le béton se dégrade puis s'effondre. Le ciment travaille en compressio­n lorsque, pour la traction, il faut utiliser le métal.» Riccardo Morandi n'a alors pas pris en considérat­ion les vibrations du trafic et les microfissu­res qui en auraient découlé sur les tirants.

L'Italie est habituée aux routes et aux ponts croulants, même si c'est dans d'autres proportion­s. Les secours n'ont pas encore terminé de travailler que les polémiques

sur la vétusté du réseau routier italien a déjà commencé. Matteo Salvini, ministre de l'Intérieur et chef de la Ligue, à l'extrême droite, a évoqué mardi les investisse­ments dont les infrastruc­tures italiennes ont besoin. Mais avant de développer la partie financière et urbaine, il compte trouver le nom des responsabl­es de ce drame, «car ils doivent payer». «Il n'est pas possible de mourir ainsi en 2018», a encore affirmé le vice-président du Conseil.

La même incompréhe­nsion s'entend dans la voix tremblante de Currado Cusano. A quelques secondes près, sa vie est sauve. Derrière lui, à l'arrêt dans sa voiture sur le viaduc, il voit des véhicules disparaîtr­e dans le vide. «Il s'agit du pont principal de Gênes, je le parcourais tous les jours, raconte-t-il en direct à RAI News, la télévision publique italienne. Je n'arrive pas à m'expliquer comment un morceau si important de la ville a pu s'effondrer.»

«Je n’arrive pas à m’expliquer comment un morceau si important de la ville a pu s’effondrer»

UN AUTOMOBILI­STE

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(ANTONIO CALANNI/AP PHOTO)
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