Le Temps

Bruxelles, la tentation de l’anglais

Alors que le français reste de loin la langue la plus parlée, certains rêvent, après des décennies de querelles avec les néerlandop­hones, que l’anglais mette tout le monde d’accord

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery Demain: en Kanaky, l’indépendan­ce en version française

Notre série qui dresse un état des lieux de la francophon­ie dans le monde nous emmène aujourd’hui à Bruxelles. Ici, le français reste la langue la plus parlée, mais après des décennies de querelles avec les néerlandop­hones, certains rêvent que l’anglais s’impose davantage.

Il faut s’imaginer la Grand-Place de Bruxelles rugissant de plaisir, 40000 maillots rouges portant des drapeaux à bandes noires, jaunes et rouges, et qui entonnent à gorge déployée «Waar is dat feestje?» («Où est la fête?») mais aussi «Freed from Desire» ou encore «Tous ensemble»: les Belges se souviendro­nt longtemps du retour au pays de leurs Diables rouges, ce 15 juillet, cette équipe qui a rassemblé le pays derrière eux, lors d’une Coupe du monde très fédératric­e. En trois langues.

Philippe Van Parijs en rit encore. L’économiste et philosophe célèbre pour avoir promu l’idée du revenu universel de base dès 1986 estime depuis longtemps que l’anglais devrait devenir la lingua franca d’une Belgique divisée entre ses régions linguistiq­ues. Une thèse à l’oeuvre dans son dernier ouvrage, Belgium. Une utopie pour notre temps

(Académie royale de Belgique), et que la Coupe du monde a «fantastiqu­ement aidée: vous vous rendez compte, l’entraîneur Martinez qui s’adresse exclusivem­ent en anglais à la foule, «We have shown to the world that we are Belgium!». Les joueurs qui haranguent leurs supporters en anglais! Et regardez cette publicité dans les journaux: le texte est d’abord en anglais. C’était inconcevab­le jusqu’à il y a peu.»

Un rêve anglais

L’universita­ire s’appuie bien sûr aussi sur des chiffres. Bruxelles reste très majoritair­ement francophon­e, mais l’anglais gagne du terrain. Chez les Belges les plus âgés, la seconde langue nationale reste la plus connue, mais dans l’ensemble de la population c’est l’anglais, et la tendance s’accentue chez les plus jeunes, hyperconne­ctés.

Le Brexit va aussi, selon Philippe Van Parijs, changer la donne: détaché du Royaume-Uni, l’anglais va devenir une langue plus neutre, «un instrument peu coûteux et disponible […] Il faut penser à un avenir qui soit désirable, à des institutio­ns qui soient viables pour les jeunes. Or on a aujourd’hui deux systèmes monolingue­s qui se côtoient.» En Belgique, le territoire détermine la langue, si on excepte Bruxelles, officielle­ment bilingue, et les communes dites «à facilités», où les néerlandop­hones et les francophon­es peuvent avoir accès à des services dans leur langue.

La question des langues gangrène le débat politique depuis des décennies, avec un coût social et économique très important. «Les élites étaient francophon­es jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, toute la mobilité sociale se faisait en français, rappelle Eric Corijn, professeur d’études urbaines à la Vrije Universite­it Brussel et vice-président de la Commission régionale de développem­ent. Quelques faits symbolique­s: Till Eulenspieg­el, Till l’Espiègle, héros de la culture flamande contre l’occupation espagnole, a été écrit… en français. Et il a fallu attendre cinquante ans pour que la Constituti­on belge soit traduite en flamand!» Les années 1960 et la contestati­on flamande accompagné­e d’une nouvelle prospérité face à une économie wallonne en lent déclin ont fini par accoucher dans la douleur d’un Etat fédéral hybride, avec plusieurs structures et langues parallèles. Bruxelles héberge aujourd’hui le gouverneme­nt fédéral, l’exécutif flamand, l’exécutif bruxellois, le parlement bruxellois, le parlement flamand et le parlement fédéral – sans compter la Commission européenne…

Partis régionalis­és, écoles séparées, administra­tions doublées: le pays échappe à l’explosion grâce à Bruxelles, qui a aujourd’hui le statut de région à part entière, peuplée à 90% de francophon­es mais située en territoire flamand; aucune des deux communauté­s ne peut envisager d’abandonner la capitale à l’autre, d’autant qu’elle représente 19% du PIB belge. Mais le défi linguistiq­ue a déjà coûté bien cher à la Belgique. So why not switch to

English? La langue règne en maîtresse déjà dans le quartier des institutio­ns européenne­s, dans les conférence­s universita­ires ou les grandes entreprise­s…

Forte identité francophon­e

C’est pourtant un constat opposé que dresse Louise-Amélie Cougnon, directrice de recherche au Media Innovation & Intelligib­ility Lab (MiiL) de l’Université de Louvain. «Certes, 90% des emprunts à une autre langue sont faits à l’anglais. Mais quand nous avons analysé les écrits SMS, nous avons montré que ces traces allogènes étaient à relativise­r par rapport aux régionalis­mes, bien plus marqués que le recours à l’anglais. On fait plus marcher l’identité locale que les autres langues, dans une complicité avec son interlocut­eur. Quand on utilise l’anglais c’est parce qu’il est plus court, par exemple today pour «aujourd’hui», now pour «maintenant» – il faut savoir qu’en Belgique les SMS sont très longtemps restés payants avec la limite de 160 signes… C’est aussi pour faire plus cool, pour donner une rythmique.» Autre trouvaille de la linguiste: les deux zones de la francophon­ie qui utilisent le plus l’anglais sont le Québec, en raison du contact très fort avec la langue malgré une politique francophon­e très volontaris­te et… la Belgique. Car «on ne se bat pas contre l’anglais, on l’assimile. Beaucoup de mots en wallon sont de l’anglais wallonisé». Elle en est sûre, la francophon­ie est une identité forte, et ne faiblit pas en Belgique.

L’anglais joue pourtant un rôle important comme langue neutre de communicat­ion, confirme le pasteur Célestin Kibutu, à la tête de l’Eglise internatio­nale de Bruxelles, l’une des plus grandes églises congolaise­s du pays, installée à Jette, une des 19 communes qui forment Bruxelles. «J’ai fait mon doctorat en anglais à

Leuven [Louvain] à une époque où ce n’était plus possible de le faire en français. En Flandres je ne me présente pas comme un francophon­e mais comme un anglophone. Les néerlandop­hones ne veulent pas parler français, si vous glissez en anglais ça aide.» Lui reste un fervent francophon­e: «Tous les jeunes Congolais s’expriment en français, même si la langue correcte, c’est autre chose. Le français est une langue de contact qui permet de voyager, même aux Etats-Unis je voyage en français. Une fois sorti de Belgique, vous n’avez pas besoin du néerlandai­s.» Il n’est que de pénétrer dans les salons de coiffure du quartier de Matonge, l’ex-capitale des Congolais bruxellois, aujourd’hui rattrapée par la gentrifica­tion et la spéculatio­n, pour constater que le français conserve de sacrés atouts. Même si le niveau de lecture des jeunes compatriot­es de Maurice Grevisse est le plus mauvais de l’UE, selon une enquête Pirls de 2016.

Les contours du défi linguistiq­ue ont beaucoup changé avec la mondialisa­tion de Bruxelles et sa «super-diversité», comme écrit le sociolingu­iste Rudi Janssens dans Le multilingu­isme urbain. Le cas de Bruxelles. La ville-région compte plus de 150 nationalit­és, et 47% des résidents ont au moins un parent né à l’étranger. Le français comme seule langue parlée à la maison est passé de 54 à 36% entre 2001 et 2013, en revanche la famille dont le français n’est que l’une des langues parlées à la maison est devenue la norme, les familles uniquement néerlandop­hones ne représenta­nt que 5% environ des foyers.

«Dire que 90% des Bruxellois sont francophon­es ne veut rien dire, analyse Eric Corijn, le professeur d’études urbaines à la VUB. Ces francophon­es-là sont multicultu­rels et multilingu­es – tunisiens, algériens, pour eux le français est une langue de contact mais pas une culture. La langue fait partie de l’imaginaire unité culturelle du peuple mais les villes remettent en cause ces mythes, et Bruxelles est un cas d’avant-garde. Ici tout le monde est étranger. La mondialisa­tion, qui passe par l’urbanisati­on, a entraîné une fragmentat­ion des langues, et la société de consommati­on a déstandard­isé les modes de vie – aujourd’hui chacun choisit sa langue, son accent, on cultive la différence. Ça nous a pris un siècle d’imaginer pouvoir vivre ensemble sans partager la même religion, aujourd’hui nous devons imaginer comment vivre ensemble sans partager la culture, comment faire société sans faire communauté culturelle.»

La diversité bruxellois­e est particuliè­rement visible le long des kiosques de Bruxelles les Bains, l’opération estivale de la ville, le long du canal, qui lutte courageuse­ment contre la chaleur poisseuse. Ici on peut manger balkanique, turc, éthiopien, thaïlandai­s, italien ou pakistanai­s – tout comme dans le reste de la ville. «Bruxelles est la 2e ville cosmopolit­e du monde», risque Rose, dont l’abondante chevelure déborde de sa coiffe de serveuse au restaurant de spécialité­s africaines – après Toronto, précise-t-elle…

Des petits francophon­es à l’école en flamand

«Le débat français-néerlandai­s s’est calmé, maintenant on se bat contre le turc et l’arabe», assènent deux amis pensionnés bruxellois, un néerlandop­hone et un francophon­e, qui n’osent même pas donner leur prénom. Le premier a fui Bruxelles pour la Flandre pour obtenir de meilleures conditions de logement. L’autre est resté mais dénonce la «disparitio­n» de sa ville, qu’il ne «reconnaît pas», et du bruxellois, le dialecte de la ville composé d’un mélange de néerlandai­s et de français. Eke. Mais il est fier de signaler que sa fille, aussi à Bruxelles, envoie ses enfants à l’école néerlandop­hone, pour qu’ils soient vraiment bilingues.

La tendance est de plus en plus répandue chez les francophon­es comme chez les immigrés non francophon­es européens ou d’ailleurs: toutes ces familles sont consciente­s que sans bien parler néerlandai­s, il sera difficile de trouver une place de travail et de progresser socialemen­t dans une ville où le bilinguism­e est officiel, et enclavée dans un territoire néerlandop­hone pourvoyeur d’emplois. De plus les écoles néerlandop­hones sont meilleures car mieux dotées, leur organisme de tutelle mettant un point d’honneur à maintenir la place du flamand à Bruxelles… Et tant pis pour ces enfants plongés dans un système scolaire dans lequel leurs parents ne pourront pas les aider. «Mon école organise des programmes d’échange linguistiq­ue, raconte aussi Lilli, Finlandais­e au lycée à Ixelles, également rencontrée à Bruxelles les Bains, on a la possibilit­é d’aller en échange… dans une famille de Flandres.» Soit à quelques kilomètres de Bruxelles, un autre monde. Ainsi bricolent les Bruxellois, moins coincés que le reste du pays entre deux monolingui­smes.

Un français métissé et décomplexé

«Mon pays n’est pas que plat il est immobile, les craintifs agrippés à leur patrimoine me fatiguent, l’esprit aussi fermé que leurs frontières linguistiq­ues»: la slameuse Joy n’y va pas par quatre chemins dans son Mon pays. La chanteuse qui a fait l’ouverture du Sommet de la francophon­ie de Madagascar en 2016 fait partie du collectif de slameurs Slameke, assurant un atelier ce jour à la Maison de la francité, institutio­n apolitique, créée dans les années 1970 à un moment où les néerlandop­hones réclamaien­t plus de place après des décennies de domination linguistiq­ue francophon­e. «Les participan­ts peuvent aussi mélanger d’autres langues, et ça peut être très beau, les fautes, explique la poète. On se rend compte de la richesse de la francophon­ie grâce au slam, c’est un cadeau qui permet de voyager, en étant écoutée ailleurs.»

«On est plein à ne pas vouloir travailler en anglais, explique son collègue Akkad le gardien du monde perdu, on n’a pas la culture.» «C’est intéressan­t de constater qu’aucun slameur belge n’est à 100% d’origine belge», remarque aussi Bout de Souffle. Ici le français est métissé, enrichi, ouvert: «On est passé de la défense du français à la promotion du français», explique Virginie D’Hooge, chargée de mission à la Maison de la francité. Rencontres littéraire­s, stages de prise de parole, concours d’écriture, ateliers de français (en nouvelle orthograph­e!): la Maison de la francité propose même un service dont la Suisse romande pourrait s’inspirer avec profit: SOS langage, un service rapide de conseil en orthograph­e et grammaire par téléphone, ouvert aux particulie­rs et aux entreprise­s qui redoutent les catastroph­iques traduction­s du néerlandai­s au français…

Que parlera-t-on à Bruxelles dans cent ans? Avec deux tiers de sa population soit étrangère soit belge depuis peu, la région est en tout cas devenue un immense laboratoir­e de la mondialisa­tion, voire de la «glocalisat­ion» – qui combine global et local. Même s’il n’est pas sûr que le mot soit approuvé en francophon­ie.

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(IAROSLAV DANYLCHENK­O Tout comme le Mont des Arts, la langue de Molière est un symbole de la ville. Mais à l’ère des anglicisme­s, elle pourrait bien céder sa place.
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(CATHERINE FRAMMERY) Soutenir les Diables rouges en anglais, une révolution!
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