Le français, nouvelle langue de l’Europe post-Brexit?
Le correspondant à Bruxelles depuis vingt-cinq ans du journal
Libération Jean Quatremer a des souvenirs précis:
«Dans les années 90, et même encore au tout début des années 2000, on parlait encore beaucoup français dans les enceintes européennes. Quasiment tous les diplomates et hauts fonctionnaires s’exprimaient aisément en français», une des trois langues de travail des institutions européennes avec l’anglais et l’allemand. La situation a commencé à changer avec l’arrivée de la Suède, la Finlande et l’Autriche en 1995, volontiers anglophones, et a basculé avec le méga-élargissement de 2004. Aujourd’hui, sauf à la Cour de justice où le français perdure, les 28 Etats membres de l’UE travaillent principalement en anglais, les documents les plus importants étant ensuite traduits dans les 24 langues officielles. Quand la Suisse négocie à Bruxelles, tout se passe en anglais, dès lors qu’un seul participant n’est pas francophone.
Le départ des Britanniques pourrait donc être un séisme.
En effet le Royaume-Uni est le seul pays qui a choisi l’anglais comme langue officielle, celle de l’Irlande étant le gaélique et celle de Malte le maltais, pour des raisons de politique intérieure. Or l’Union ne peut légalement pas travailler ou communiquer dans une langue officiellement déposée par aucun de ses membres… Casse-tête diplomatique en vue. «Doucement mais sûrement, la part de l’anglais va diminuer», a aimablement prévenu, en anglais, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission en 2017, devant un aréopage de diplomates à Florence. Avant de continuer son discours en français.
L’Irlande propose bien que l’anglais reste langue des traités européens et langue officielle, mais des juristes font remarquer que cela devrait passer par un vote à l’unanimité du Conseil européen sur l’article 1 du règlement 1/1958, selon lequel «le régime linguistique des institutions de l’Union est fixé, sans préjudice des dispositions prévues par le statut de la Cour de justice, par le Conseil statuant à l’unanimité par voie de règlements». Peut-on imaginer les Allemands, les Autrichiens et surtout les Français voter pour le maintien de l’anglais, quand Emmanuel Macron a annoncé vouloir renforcer la francophonie? Et l’UE pourrait-elle travailler dans une langue parlée par seulement 38% de ses membres?
De fait, la domination de l’anglais paraît difficilement réversible. Le Guardian a calculé en 2014 qu’entre 2008 et 2012, plus de 1,6 million de pages ont été traduites en anglais par la Commission, contre seulement 72 662 en français. L’anglais est aussi la langue la plus étudiée en Europe. Certains experts avancent donc a contrario que l’anglais après le Brexit pourrait devenir une véritable lingua franca neutre et dépolitisée, une fois détachée de son cadre national politique. Mais son registre traduisant sa vision du monde, une langue peut-elle jamais réellement être neutre?
Les anglophones de langue maternelle étaient jusqu’ici dans une position avantageuse; que l’anglais devienne une langue de contact en étant pour tous une deuxième langue assurerait en tout cas plus d’égalité entre les interlocuteurs, selon un ancien ambassadeur suisse familier des arcanes bruxellois. Qui pense que ce nouveau sujet de débat ne fera qu’ajouter encore un peu de complexité aux affaires européennes… Jean Quatremer, le correspondant de Libération, lui, pointe les dangers de l’«euroglobish», cet anglais trituré dans tous les sens, qui, «n’étant maîtrisé parfaitement par personne, donne déjà lieu à des textes juridiques compliqués, parfois imprécis et peu solides».