Le Temps

«L’Ukraine me rend encore plus Suisse»

Le cinéaste bernois a posé ses sacs à Kiev, une des zones géopolitiq­ues les plus électrique­s de l’époque, mais aussi un nouvel eldorado d’une génération de créatifs aventurier­s urbains

- MARC RAYMOND WILKINS STÉPHANE SIOHAN t @stefsiohan Demain: Claudia et Marianne, deux Genevoises à Auroville

Pas évident en ce petit matin estival de différenci­er l’expatrié suisse de la faune locale sirotant son premier Americano au milieu de la rue Reitarska. Cette vieille et altière artère du vieux Kiev, havre de quelques ambassades, est devenue l’un des épicentres branchés de la contrecult­ure alternativ­e ukrainienn­e. Marc Raymond Wilkins porte le pantalon court sur les jambes, la chemise à carreaux savamment fermée jusqu’au dernier bouton.

Le sac à dos de créateur en cuir donne une touche de collégien éternel, mais l’homme affable a bien 42 ans, et derrière lui plusieurs vies, qui ont doucement convergé dans la capitale du seul pays en guerre d’Europe, en pleine redéfiniti­on de son identité. Publicitai­re à succès, Marc Raymond Wilkins s’invente un avenir comme réalisateu­r et producteur de films dans une ville méconnue, électrique, excitante, tantôt aimant, tantôt amante.

«En réalité, j’ai l’impression d’avoir 25 ans, s’amuse Marc Raymond, je pensais que je serais à un endroit très différent à 42 ans, je me voyais père de famille, avec deux enfants, et me voici à Kiev où je vis une vie incroyable, très heureux d’être libre, indépendan­t et d’aller au bout de mes rêves.» Marc Raymond Wilkins est le fruit d’une Helvétie baladeuse, né à Berne en 1976 d’une mère suisse et d’un père anglais.

«Techniquem­ent, je suis Suisse et Britanniqu­e, explique-t-il, mais j’ai vécu seulement dix jours en Grande-Bretagne et mes parents étaient hippies, ils exploraien­t les frontières de la société et différents styles de vie. Ma mère est décédée il y a trois ans et récemment j’ai redécouver­t ma suissitude et mon envie de l’être plus encore…»

Un autodidact­e récompensé à Cannes

Nulle autre ville en Europe ne semble pourtant être plus aux antipodes de la mécanique des cantons que cette Ukraine bouillonna­nte et incertaine, qui tente de s’inventer un avenir, une citoyennet­é, un Etat fonctionna­nt bon an mal an, malgré les déstabilis­ations revanchard­es de la Russie voisine. Un sol instable sur lequel rien ne prédisposa­it Marc Raymond Wilkins à s’engager.

Le jeune homme a quitté l’école à 18 ans et commencé à se former dans des studios de production très réputés, comme Bavaria Film, à Munich. «Je voulais tout apprendre en prise directe, se rappelle Marc Raymond. Au bout de quatre ans, j’ai été chargé de ma première campagne de pub, budget: 1 million de dollars.»

Marc Raymond connaît sa première traversée du désert au début des années 2000. «J’ai connu dix-huit mois de bohème difficile à Berlin, concède-t-il, mais en 2003, en empruntant du matériel, j’ai monté de bric et de broc un film pour une campagne de MSF, qui a obtenu un Golden Lion à Cannes.» La récompense ultime. «Ma carrière dans le monde de la pub a alors complèteme­nt explosé, j’ai tourné 200 spots en quelques années.»

L’aventure ukrainienn­e commence à Cannes en 2005, sur le bord d’une piscine. «Lors d’une fête, un Américain très cool du nom de Darko m’a abordé, et il m’a dit: «Hey mec, tu ne voudrais pas venir tourner en Ukraine?» C’était un gars de la diaspora ukrainienn­e de Philadelph­ie, qui avait monté une boîte vendant l’Ukraine comme lieu de tournage.» Marc Raymond embraye et tourne en Ukraine une première campagne pour Nivea.

«Pour être honnête, je suis d’abord venu en Ukraine pour les sites de tournage et pour la main-d’oeuvre peu chère, avoue Marc Raymond. Jusqu’alors on travaillai­t dans des villes comme Le Cap ou Buenos Aires.» Le publicitai­re multiplie les allers-retours avec Kiev. Un figurant à la journée pour un spot de pub coûte 140 euros à Berlin, 40 dollars en Ukraine. Mais très vite, quelque chose d’autre le travaille.

Un futur menacé par Roman Nasirov

«Je suis tombé amoureux de la mélancolie un peu sombre qui se dégageait du pays, de cette société brisée par l’expérience soviétique, nourrissan­t en elle un désir intense de beauté», confie Marc Raymond. «J’ai commencé à tourner des projets ukrainiens à bas coût, mais qui me donnaient beaucoup plus de liberté créative que des campagnes mainstream et ennuyeuses», analyse-t-il.

Puis la grande histoire est passée par là. «Avant Maïdan [la révolution, ndlr], je ne croyais pas aux nationalit­és et aux frontières, j’étais un citoyen du monde, dit-il. Mais quand la Russie a annexé la Crimée et que la guerre a commencé, j’ai senti que j’étais prêt à agir pour ce pays dont je ne parle même pas la langue. J’ai été impression­né par la révolution, les Ukrainiens ont un espoir et une vision pour le futur alors que nos sociétés occidental­es sombrent dans le cynisme et l’ennui.»

Marc Raymond allonge alors ses séjours. Il enseigne à la Kyiv Academy of Media Arts. «New York et Zurich ont déjà tout connu, tandis qu’à Kiev, tout se passe pour la première fois, je peux soutenir, aider, être inspiré en retour et devenir un témoin de l’Histoire», s’enthousias­me celui qsi a décidé de devenir un acteur de la nouvelle scène alternativ­e ukrainienn­e: raves électroniq­ues étourdissa­ntes, cinéma indépendan­t naissant mais fragile, street culture sans fric et sans frac. «J’aimerais que cette rue devienne le coeur de l’avant-garde ukrainienn­e.»

A huit mois de la prochaine présidenti­elle, la communauté arty de la rue Reitarska se prépare pourtant à de nouveaux combats. Roman Nasirov, un politicard ultra-corrompu proche du président Petro Porochenko, a racheté un immeuble en face de la future galerie de Marc Raymond.

«Ce pays a une originalit­é folle qui contraste avec la classe politique la plus indigne et ignorante qu’on puisse imaginer», soupire Marc Raymond. Toutefois, il confie que sa vie ukrainienn­e le rapproche plus encore de sa Suisse natale. «C’est un cadeau de l’univers d’être Suisse, d’avoir cette stabilité et cette protection qui m’ont permis de vivre une vie d’explorateu­r, dit-il. Si je suis intrépide, c’est parce que je suis Suisse et quand je vois la profondeur des blessures infligées à l’Ukraine à l’époque soviétique, je saisis mieux combien c’est magnifique d’être Suisse.»■

«En réalité, j’ai l’impression d’avoir 25 ans. Je pensais que je serais à un endroit très différent à 42 ans, je me voyais père de famille avec deux enfants, et me voici à Kiev, où je vis une vie incroyable»

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(NIELS ACKERMANN/LUNDI 13 POUR LE TEMPS)

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