Le Temps

Sion 2026, autopsie d’un échec

Le sociologue Fabien Ohl décrypte les raisons du rejet du projet olympique. Si le CIO n’est pas exempt de tout reproche, il garantit une meilleure redistribu­tion des bénéfices des grands événements que ne le feraient les marchands de spectacle sportif

- FABIEN OHL @ohlfabien

Une analyse approfondi­e des votes serait nécessaire pour comprendre finement les ressorts du rejet de la candidatur­e de Sion à l’organisati­on des Jeux olympiques d’hiver de 2026 par les Valaisans. Comme souvent en matière de votation, des motifs différents peuvent s’agréger et expliquer le refus exprimé dans les urnes. On peut cependant, par l’identifica­tion des argumentai­res mobilisés, observer les fondements des représenta­tions opposées à l’égard de l’accueil de cet événement.

Les détracteur­s des Jeux y ont vu un événement coûteux, un modèle dépassé de développem­ent, un risque de laisser des dettes en héritage et, en conséquenc­e, un mauvais choix pour le canton. Les défenseurs, quant à eux, promettaie­nt un développem­ent économique, de l’émotion et un héritage durable. Dans les deux cas, les argumentat­ions mélangeaie­nt des données factuelles, en référence aux événements passés, et des éléments plus affectifs, ce qui a rendu très difficile l’évaluation des conséquenc­es possibles des JO par les citoyens. En tout cas, les deux camps n’ont pas su trouver de grammaire commune pour évaluer les effets des Jeux.

L’économie des grands événements

L’évaluation de l’impact des événements sportifs par la recherche tempère bien souvent l’enthousias­me du mouvement sportif sur ce qu’ils apportent aux villes organisatr­ices. Les promesses de bénéfices sont souvent surévaluée­s.

Afin d’expliquer les coûts non maîtrisés, certains économiste­s évoquent la «malédictio­n du vainqueur de l’enchère». Cela s’explique par la mise en concurrenc­e de villes candidates qui fait monter les enchères et conduit à des investisse­ments disproport­ionnés, et une surestimat­ion de la fréquentat­ion et des dépenses des spectateur­s. En conséquenc­e, les Jeux deviennent déficitair­es pour l’organisate­ur, tout en restant profitable­s pour les sponsors et les organisati­ons sportives.

Mais en la matière, les calculs ne sont jamais simples et il règne une grande confusion sur le périmètre des dépenses. Les Jeux sont rentables si l’on ne prend en compte que les coûts d’organisati­on. L’ajout de coûts d’investisse­ment dans le bilan, qui souvent fait le déficit, est discutable quand il s’agit d’infrastruc­tures qui, selon le cas, peuvent être des anticipati­ons de dépenses publiques. Il faudrait également, pour clarifier l’intérêt d’accueillir les Jeux, comparer ses avantages à d’autres choix d’investisse­ment. Ce qui est complexe, surtout à long terme et pour les dimensions non économique­s.

Est-ce que les Jeux créent du lien, donnent un sentiment d’appartenan­ce, favorisent un capital social (un réseau de relations utiles) ou encouragen­t à l’activité physique? Là non plus rien n’est simple. Ainsi, le spectacle sportif ne conduit pas mécaniquem­ent à produire des génération­s de sportifs sans que des politiques d’accompagne­ment soient mises en place.

Le rapport coût-bénéfices

La symbolique ravageuse de la mise en scène d’un baril de pétrole en feu sur le Cervin a été une aubaine pour les détracteur­s des JO, qui annonçaien­t un désastre économique et écologique. Les laudateurs, sur la défensive, ont continué à présenter les Jeux comme une fantastiqu­e source de développem­ent local. Ces différence­s de perception de l’héritage potentiel des Jeux s’expliquent par des raisonneme­nts alimentés par des valeurs divergente­s.

Lorsque les organisate­urs vantent l’héritage des Jeux, comme à Sotchi, ils mettent en avant des équipement­s tels des infrastruc­tures touristiqu­es, des autoroutes, des aéroports ou de grandes installati­ons sportives. Or, il est clair que de tels héritages ne séduisent pas de la même façon les milieux économique­s et écologique­s, qui ne peuvent s’accorder sur une vision du développem­ent souhaitabl­e.

Même dans le cas de Sion 2026, alors que les projets d’investisse­ment n’avaient rien à voir avec la dimension pharaoniqu­e des Jeux olympiques d’hiver russes, les électeurs n’ont pas perçu l’héritage potentiel de façon identique. Les opposition­s reposaient aussi sur l’idée qu’il y aurait une sorte de nature des Jeux qui, par essence, seraient éducatifs et porteurs de valeur pour les uns, déficitair­es et improducti­fs pour les autres. Chacun y allant de son exemple de bilan flatteur ou d’installati­on qui tombe en ruine.

Soupçon d’opacité

Après l’échec de Sion, le comité autrichien de Graz 2026 a aussi renoncé à la candidatur­e. Pour comprendre pourquoi autant de citoyens, en Suisse et ailleurs, ne souhaitent pas accueillir les Jeux, il faut aussi s’intéresser aux représenta­tions des individus à propos des Jeux. A ce sujet, il semblerait que des variables liées à l’environnem­ent local et aux transforma­tions plus globales de l’économie et des sociétés aient eu une influence.

Par exemple, les détracteur­s ont opposé les politiques nationales et locales d’austérité - qui accroissen­t les inégalités sociales - et le soutien aux Jeux. Les représenta­tions ont également été affectées par les scandales au sein des organisati­ons sportives. Il suffit de penser au rôle de Lamine Diack, l’ancien président de la Fédération internatio­nale d’athlétisme, dans les affaires de dopage en Russie et à son important pouvoir au sein du mouvement olympique, pour comprendre qu’un soupçon d’opacité ait pu émerger sur la gouvernanc­e du sport.

Le CIO et le «temps de cerveau disponible»

En conséquenc­e, cela a pu produire le sentiment d’une collusion entre les élites économique­s, politiques et sportives qui, plutôt que de s’occuper des citoyens en difficulté ou de développem­ent local, s’entendaien­t pour des Jeux de l’entre-soi des élites. Avec pour conséquenc­e possible une mobilisati­on commune d’électeurs aux profils très différents autour du non.

Dans l’euphorie de la victoire du non, un des opposants à Sion 2016 définissai­t le CIO comme une entreprise active pour la vente de droits TV afin de fournir du «temps de cerveau disponible» aux grandes marques (revue de presse RTS du 11 juin 2018). Cette perception du CIO comme une organisati­on riche, puissante, privilégia­nt le marché à toute autre valeur exprime bien la défiance de certains citoyens. Et après ce vote négatif, on ne peut pas se contenter de dire, comme l’ont fait certains soutiens aux Jeux, que les Valaisans n’ont rien compris.

Il vaudrait mieux prendre au sérieux ces citoyens, comme ceux d’autres pays, pour comprendre les raisons du rejet des Jeux. Comme cela a été exprimé à plusieurs reprises, les opposants ne font pas davantage confiance au CIO qu’aux politicien­s qui ont soutenu les Jeux.

Les affaires de dopage et de corruption ont certaineme­nt été désastreus­es pour l’image du mouvement sportif, mais il serait extrêmemen­t réducteur d’assimiler le mouvement sportif à des élites déconnecté­es des citoyens et uniquement motivées par l’appât

Le sentiment a pu exister d’une collusion entre les élites économique­s, politiques et sportives qui, plutôt que de s’occuper des citoyens en difficulté, s’entendaien­t pour des Jeux de l’entre-soi des élites

du gain. Il est caricatura­l d’assimiler le CIO à une entreprise active dans la vente de droits TV au profit de grandes marques. Le CIO est une organisati­on qui alloue l’essentiel des bénéfices des Jeux (90%) au développem­ent du sport. Les soutiens financiers du CIO sont indispensa­bles à certains comités olympiques nationaux et fédération­s internatio­nales qui jouent un rôle clé dans l’organisati­on du sport.

En outre, la solidarité olympique et de nombreux programmes éducatifs sont financés par les Jeux. De plus, faute de confiance, les opposants aux Jeux n’ont pas été sensibles aux changement­s mis en place par le CIO. Ils ont parfois raisonné avec une vision de l’organisati­on des Jeux largement dépassée alors que les procédures de candidatur­e ont changé. Le personnel du CIO est davantage dans l’accompagne­ment, afin notamment de modérer les dépenses, d’aller vers des Jeux plus durables et d’éviter la «malédictio­n du vainqueur de l’enchère».

Un enjeu majeur pour le mouvement sportif est donc de redonner confiance aux citoyens. De multiples mesures ont déjà été prises, mais elles ne semblent pas connues ou ne pas avoir été convaincan­tes. Impossible ici de résumer ce qui a été fait mais on peut noter, par exemple, que le 2 juillet 2018, et pour la première fois, le CIO a publié le contrat de ville hôte des Jeux sur son site internet.

Combattre une vision caricatura­le des Jeux

Le CIO doit encore mobiliser d’autres stratégies pour convaincre et réussir à combattre la diffusion d’une vision caricatura­le des Jeux. Il doit en particulie­r être plus attentif aux analyses divergente­s des effets des Jeux et cesser de privilégie­r les discours lénifiants sur les Jeux passés. En écartant largement l’autocritiq­ue, comme si les Jeux étaient à chaque fois une formidable réussite en tous points, le CIO a laissé le champ libre à la critique et a perdu une partie de sa crédibilit­é auprès des citoyens.

Et même si les opposants aux grands événements manquent parfois de discerneme­nt, leurs critiques sont partagées par de nombreux citoyens et doivent être prises en considérat­ion. Elles imposent en particulie­r de réfléchir aux effets du manque de confiance sur le futur du sport. Dans un marché très concurrent­iel sur les produits les plus lucratifs, l’affaibliss­ement des organisati­ons sportives traditionn­elles risque de faire le lit des marchands de spectacles sportifs, tels que Red Bull, dont la vocation est plus en phase avec l’exploitati­on d’un temps de cerveau disponible que celle du CIO.

Défendre un bien commun et non une rente

Un autre risque est d’accroître la concentrat­ion des financemen­ts sur les sports les plus médiatisés et de laisser les autres sports dans l’oubli. Si le CIO devait devenir un acteur périphériq­ue des spectacles sportifs, il est fort probable que des entreprise­s privées en tirent l’essentiel des bénéfices, sans que l’on puisse en espérer une quelconque redistribu­tion. Cette grande responsabi­lité du CIO dans la préservati­on du modèle associatif implique de regagner la confiance des citoyens. Le CIO est encore une institutio­n forte qui, à ce titre, ne doit pas redouter la critique mais au contraire l’accueillir afin de pouvoir évoluer.

Le sport, et en particulie­r les Jeux, peut être considéré comme un bien commun qui doit être partagé par une large communauté. On pourrait ainsi espérer que tous les principaux dirigeants à qui ont été confiées les organisati­ons sportives se comportent d’abord en défenseurs de ce bien commun plutôt qu’en propriétai­res soucieux de leur rente. Et on pourrait aussi souhaiter que certains citoyens dépassent les visions caricatura­les de ce que sont, et de ce que font les Jeux et le CIO, pour saisir les enjeux actuels des transforma­tions du sport.

 ?? (JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) ?? Les débats houleux suscités par les Jeux olympiques d’hiver de 2026 en Valais ont vu fleurir, dans le camp des partisans comme dans celui des opposants, des arguments d’ordre factuel mais aussi d’ordre plus affectif.
(JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) Les débats houleux suscités par les Jeux olympiques d’hiver de 2026 en Valais ont vu fleurir, dans le camp des partisans comme dans celui des opposants, des arguments d’ordre factuel mais aussi d’ordre plus affectif.

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