Avec «BlacKkKlansman», Spike Lee dénonce avec brio les dérives racistes
On croyait Spike Lee lessivé. Il a fait son retour en force à Cannes avec «BlacKkKlansman», l’histoire d’un flic black qui infiltre le Ku Klux Klan. Cette dénonciation du racisme soigne la colère par le rire
Spike Lee s’est imposé dans les années 80 avec des films funky et énergisants, tels Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, Mo’ Better Blues ou Do The Right Thing, qui témoignaient des convulsions postmodernes de la culture noire américaine. Et puis il s’est dispersé, égaré dans les méandres d’une production pléthorique – quelque 80 oeuvres audiovisuelles dont un biopic solennel (Malcolm X), des clips pour Michael Jackson, des navets (Girl 6), des films policiers que n’importe quel réalisateur TV aurait pu tourner (Inside Man, Old Boy) et même un film de guerre, Miracle à Santa Anna, célébrant l’héroïsme oublié des combattants noirs américains pendant la Seconde Guerre, particulièrement mauvais, hélas!
Miracle sur la sainte Croisette! Au joli mois de mai, Spike Lee est revenu, en pleine forme, malicieux et teigneux comme au premier jour. Comédie débridée, brûlot féroce, grand film politique, BlacKkKlansman a remporté le Grand Prix du Festival de Cannes.
Le scénario se base sur une histoire vraie, car seule la réalité est autorisée à dépasser pareillement la fiction. Au début des années 70, le jeune Ron Stallworth (John David Washington, fils de Denzel) est le premier officier afro-américain à intégrer la police de Colorado Springs. Il rêve d’action, on le colle aux archives. Repérant dans le journal une publicité pour le Ku Klux Klan, l’«officier basané», comme on l’appelle, compose le numéro, amadoue le préposé en débitant quelques insanités racistes. Il reçoit sa carte de membre.
Caves pleines de flingues
Passer pour un white trash haineux au téléphone n’est pas trop difficile, et le fraudeur jubile à employer un langage châtié pour mieux berner ses interlocuteurs; la couleur de sa peau lui interdit en revanche de poursuivre l’arnaque sur le terrain. Stallworth associe donc au projet d’infiltration son collègue Flip Zimmerman (l’excellent Adam Driver). Ron baratine les cadres du KKK au téléphone; dans les caves pleines de flingues, c’est à Flip d’embobiner les sinistres chantres d’une Amérique ethniquement pure en recourant au discours ordurier qui les galvanise.
D’ascendance juive, non pratiquant, agnostique, Flip, pour complaire aux membres du Klan qui le testent, commence par nier la réalité des camps de concentration. Puis, devant la tristesse de ses examinateurs, il exalte le magnifique boulot fait par les nazis. Il en ressent un vague à l’âme: lui qui ne pensait jamais à sa judéité se sent soudain stigmatisé. La pourriture idéologique à laquelle il se frotte assombrit son âme.
Rugir
Spike Lee provoque des rugissements de rire en exhibant les pathétiques zélateurs d’une Amérique pure et blanche, crétins de première bourre ressassant leurs rancoeurs, éructant leur haine du nègre, du juif et du pédé. L’aspect «Bibi Fricotin et Razibus Zouzou chez les gros fachos» est délectable. Mais la comédie implacable est aussi un des films les plus passionnément politiques de Spike Lee, un précis de «pathologie sociale et de dévastation morale», selon le New Yorker.
La réflexion sur la discrimination dans l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui passe par une réflexion culturelle. Le film commence significativement par des images de la guerre de Sécession montrant des tombereaux de morts et un drapeau de la Confédération. Elles sont tirées d’Autant en emporte le vent. Ce grand drame romantique véhicule une douce nostalgie du Vieux Sud et de la précellence blanche. Lors d’une réunion d’étudiants africains-américains, Kwame Ture, ex-activiste des Black Panthers, évoque la haine de soi qu’il développait dans son enfance en visionnant les films de Tarzan. Il lui a fallu des années avant de rêver que les indigènes «foutent une raclée» au justicier blanc.
Retrouvant les réflexes de ses jeunes années, Spike Lee décharge de grandes vagues de musique sur la bande-son. Lors d’une promenade bucolique, Ron et son amie Patrice (Laura Harrier) évoquent la blaxploitation et alors les affiches des films s’incrustent sur l’image. Une tonalité plus grave marque la fin de BlacKkKlansman. Pour fêter la venue d’un Grand Dragon, les suprémacistes blancs projettent La naissance d’une nation (1915), de D. W. Griffith, ce film qui fonde l’industrie cinématographique américaine et fait l’apologie du Ku Klux Klan. A ces images, le réalisateur oppose en montage parallèle le témoignage qu’un vieil homme (Harry Belafonte) délivre aux étudiants noirs: il raconte le lynchage de Jesse Washington, à Waco, en 1916, auquel il a assisté.
Tirant des parallèles entre le Black Is Beautiful des années 60 et le Black Lives Matter contemporain, entre Richard Nixon et Donald Trump, le film se conclut avec des images des émeutes de Charlottesville, le portrait de Heather Heyer, militante des droits civils et victime de la haine, le président des Etats-Unis absolvant les assassins… Alors le rire s’étrangle. «Car voici venu le moment des larmes», comme chantait Bob Dylan en 1964 à propos d’un crime raciste (The Lonesome Death of Hattie Caroll).
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Cette comédie implacable est aussi un des films les plus passionnément politiques de Spike Lee
BlacKkKlansman, de Spike Lee (Etats-Unis, 2018), avec John David Washington, Adam Driver, Isiah Whitlock Jr., Laura Harrier, 2h15.