Le Temps

Avec «BlacKkKlan­sman», Spike Lee dénonce avec brio les dérives racistes

On croyait Spike Lee lessivé. Il a fait son retour en force à Cannes avec «BlacKkKlan­sman», l’histoire d’un flic black qui infiltre le Ku Klux Klan. Cette dénonciati­on du racisme soigne la colère par le rire

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Spike Lee s’est imposé dans les années 80 avec des films funky et énergisant­s, tels Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, Mo’ Better Blues ou Do The Right Thing, qui témoignaie­nt des convulsion­s postmodern­es de la culture noire américaine. Et puis il s’est dispersé, égaré dans les méandres d’une production pléthoriqu­e – quelque 80 oeuvres audiovisue­lles dont un biopic solennel (Malcolm X), des clips pour Michael Jackson, des navets (Girl 6), des films policiers que n’importe quel réalisateu­r TV aurait pu tourner (Inside Man, Old Boy) et même un film de guerre, Miracle à Santa Anna, célébrant l’héroïsme oublié des combattant­s noirs américains pendant la Seconde Guerre, particuliè­rement mauvais, hélas!

Miracle sur la sainte Croisette! Au joli mois de mai, Spike Lee est revenu, en pleine forme, malicieux et teigneux comme au premier jour. Comédie débridée, brûlot féroce, grand film politique, BlacKkKlan­sman a remporté le Grand Prix du Festival de Cannes.

Le scénario se base sur une histoire vraie, car seule la réalité est autorisée à dépasser pareilleme­nt la fiction. Au début des années 70, le jeune Ron Stallworth (John David Washington, fils de Denzel) est le premier officier afro-américain à intégrer la police de Colorado Springs. Il rêve d’action, on le colle aux archives. Repérant dans le journal une publicité pour le Ku Klux Klan, l’«officier basané», comme on l’appelle, compose le numéro, amadoue le préposé en débitant quelques insanités racistes. Il reçoit sa carte de membre.

Caves pleines de flingues

Passer pour un white trash haineux au téléphone n’est pas trop difficile, et le fraudeur jubile à employer un langage châtié pour mieux berner ses interlocut­eurs; la couleur de sa peau lui interdit en revanche de poursuivre l’arnaque sur le terrain. Stallworth associe donc au projet d’infiltrati­on son collègue Flip Zimmerman (l’excellent Adam Driver). Ron baratine les cadres du KKK au téléphone; dans les caves pleines de flingues, c’est à Flip d’embobiner les sinistres chantres d’une Amérique ethniqueme­nt pure en recourant au discours ordurier qui les galvanise.

D’ascendance juive, non pratiquant, agnostique, Flip, pour complaire aux membres du Klan qui le testent, commence par nier la réalité des camps de concentrat­ion. Puis, devant la tristesse de ses examinateu­rs, il exalte le magnifique boulot fait par les nazis. Il en ressent un vague à l’âme: lui qui ne pensait jamais à sa judéité se sent soudain stigmatisé. La pourriture idéologiqu­e à laquelle il se frotte assombrit son âme.

Rugir

Spike Lee provoque des rugissemen­ts de rire en exhibant les pathétique­s zélateurs d’une Amérique pure et blanche, crétins de première bourre ressassant leurs rancoeurs, éructant leur haine du nègre, du juif et du pédé. L’aspect «Bibi Fricotin et Razibus Zouzou chez les gros fachos» est délectable. Mais la comédie implacable est aussi un des films les plus passionném­ent politiques de Spike Lee, un précis de «pathologie sociale et de dévastatio­n morale», selon le New Yorker.

La réflexion sur la discrimina­tion dans l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui passe par une réflexion culturelle. Le film commence significat­ivement par des images de la guerre de Sécession montrant des tombereaux de morts et un drapeau de la Confédérat­ion. Elles sont tirées d’Autant en emporte le vent. Ce grand drame romantique véhicule une douce nostalgie du Vieux Sud et de la précellenc­e blanche. Lors d’une réunion d’étudiants africains-américains, Kwame Ture, ex-activiste des Black Panthers, évoque la haine de soi qu’il développai­t dans son enfance en visionnant les films de Tarzan. Il lui a fallu des années avant de rêver que les indigènes «foutent une raclée» au justicier blanc.

Retrouvant les réflexes de ses jeunes années, Spike Lee décharge de grandes vagues de musique sur la bande-son. Lors d’une promenade bucolique, Ron et son amie Patrice (Laura Harrier) évoquent la blaxploita­tion et alors les affiches des films s’incrustent sur l’image. Une tonalité plus grave marque la fin de BlacKkKlan­sman. Pour fêter la venue d’un Grand Dragon, les suprémacis­tes blancs projettent La naissance d’une nation (1915), de D. W. Griffith, ce film qui fonde l’industrie cinématogr­aphique américaine et fait l’apologie du Ku Klux Klan. A ces images, le réalisateu­r oppose en montage parallèle le témoignage qu’un vieil homme (Harry Belafonte) délivre aux étudiants noirs: il raconte le lynchage de Jesse Washington, à Waco, en 1916, auquel il a assisté.

Tirant des parallèles entre le Black Is Beautiful des années 60 et le Black Lives Matter contempora­in, entre Richard Nixon et Donald Trump, le film se conclut avec des images des émeutes de Charlottes­ville, le portrait de Heather Heyer, militante des droits civils et victime de la haine, le président des Etats-Unis absolvant les assassins… Alors le rire s’étrangle. «Car voici venu le moment des larmes», comme chantait Bob Dylan en 1964 à propos d’un crime raciste (The Lonesome Death of Hattie Caroll).

Cette comédie implacable est aussi un des films les plus passionném­ent politiques de Spike Lee

BlacKkKlan­sman, de Spike Lee (Etats-Unis, 2018), avec John David Washington, Adam Driver, Isiah Whitlock Jr., Laura Harrier, 2h15.

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(DAVID LEE/2018 FOCUS FEATURES) Le dernier film de Spike Lee est un précis de «pathologie sociale et de dévastatio­n morale», selon le «New Yorker».

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