Le Temps

Le Human Brain Project, ce vaisseau ingouverna­ble

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

Le directeur du Human Brain Project, Christoph Ebell, a démissionn­é

Ce départ a fait l’objet d’une discrète communicat­ion sur le site web du Human Brain Project (HBP), grand projet européen piloté par l’EPFL et visant une meilleure compréhens­ion du fonctionne­ment du cerveau humain. La séparation se serait faite «d’un commun accord suite à un changement de leadership d’université et à des différends sur la gouvernanc­e». Mais dans les coulisses, la nouvelle ne surprend à peu près personne. Christoph Ebell n’avait pas assisté à plusieurs réunions stratégiqu­es depuis juin. «Interdisci­plinaire à ses débuts, le HBP s’est vu dominer par les sciences de l’ingénieur», regrette un professeur du domaine. «En pensant aux applicatio­ns avant de comprendre le fonctionne­ment du cerveau, on a mis la charrue avant les boeufs.»

Projet de recherche pharaoniqu­e à 1,2 milliard d’euros, dont le principal bailleur de fonds est l’Union européenne, le HBP vit là une énième crise. Au printemps 2014, quelques mois après son lancement, une polémique éclatait, ébranlant ses bases scientifiq­ues et opérationn­elles. Une pétition signée par 800 chercheurs dénonçait une vision scientifiq­ue irréaliste, des abus d’autorité et un manque de transparen­ce sur l’attributio­n des financemen­ts. Le comité exécutif, emmené par Henry Markram, avait été dissous, et, par médiateur interposé, le cadre du projet redéfini. Dans les discussion­s tendues sur les accords-cadres avec l’Europe, cette polémique tombe mal. Si le HBP fait parler de lui pour ses querelles internes et non pour ses avancées scientifiq­ues, le risque est grand qu’il perde la confiance du public aussi bien que de la communauté des chercheurs.

«Le Human Brain Project a mis la charrue avant les boeufs»

UN CHERCHEUR

Le grand projet européen de recherche sur le cerveau fait face à la démission de son directeur exécutif, sur fond de divergence­s avec l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne, qui pilote le programme

La première phase du projet Human Brain Project a démarré en 2013.

Décidément, le Human Brain Project (HBP) est un navire bien difficile à gouverner. Son directeur exécutif Christoph Ebell a démissionn­é le jeudi 16 août. Il occupait également la direction du bureau de coordinati­on. «Les parties se séparent d’un commun accord suite à un changement de leadership universita­ire et à des différends sur la gouvernanc­e et la stratégie du HBP», peut-on lire dans un communiqué émanant du principal intéressé et du pilote du projet, l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne (EPFL).

Dans le Landerneau des neuroscien­ces, la nouvelle n’a pas surpris – même si personne, y compris l’EPFL, ne souhaite officielle­ment s’exprimer sur ce sujet sensible. «Chris Ebell n’avait pas assisté à plusieurs réunions stratégiqu­es depuis le mois de juin, officielle­ment pour cause de burn out, glisse une source contactée par Le Temps. Il se dit en interne qu’il était surtout lassé des problèmes d’organisati­on inhérents au HBP.» «Nous avons appris la nouvelle de sa démission lors de discussion­s internes, sans justificat­ion de la part de l’EPFL. C’est d’une opacité totale», s’étonne un autre spécialist­e. Répondant à nos sollicitat­ions, Chris Ebell se contente de dire qu’il «se consacre désormais à des projets profession­nels liés au calcul à haute performanc­e, ainsi qu’à la création d’une entreprise de consulting et de capital-risque».

Morceau de sparadrap

Ces problèmes d’organisati­on et de gouvernanc­e sont comme le bout de sparadrap collé au doigt du capitaine Haddock: on ne s’en débarrasse pas aussi facilement que prévu. Choisi par l’Union européenne en 2013 comme l’une des deux initiative­s phares européenne­s (FET Flagships), ces projets «jackpot» à 1,2 milliard d’euros de budget répartis sur dix ans, le HBP visait initialeme­nt à reproduire sur ordinateur le fonctionne­ment du cerveau humain. Cent seize partenaire­s, 800 chercheurs répartis dans 19 pays… Un projet grandiose, un peu fou, trop peut-être.

Ce n’est rien de dire que les débuts du HBP ont été houleux. En juillet 2014, soit quelques mois à peine après son lancement, près de 800 neuroscien­tifiques cosignaien­t une lettre ouverte adressée à la Commission européenne dans laquelle ils émettaient de vives critiques quant à l’organisati­on de ce projet pharaoniqu­e. Sur le plan scientifiq­ue, les signataire­s s’inquiétaie­nt de la vision «étroite» du projet, dont le comité exécutif avait auparavant écarté les neuroscien­ces cognitives fondamenta­les, provoquant un tollé.

Sur le plan administra­tif, c’est encore ce comité qui cristallis­ait les griefs. Jugé autoritair­e, ce triumvirat réunissant Richard Frackowiak, du Centre hospitalie­r universita­ire vaudois (CHUV), Karlheinz Meier, de l’Université de Heidelberg, et surtout le charismati­que et controvers­é Henry Markram, de l’EPFL, était accusé d’avoir créé une machinerie décisionna­ire trop complexe et trop opaque quant aux attributio­ns des financemen­ts. Le comité a été dissous quelques mois plus tard et le projet revu en profondeur, privilégia­nt la mise sur pied de plateforme­s scientifiq­ues (des bases de données en neuroinfor­matique, en simulation de réseaux de neurones, etc.) devant fournir des outils et services utiles aux neuroscien­ces européenne­s.

Où est le cerveau?

C’est à la suite de ce fiasco que Christoph Ebell a été nommé à la tête du HBP en 2015. Sa prise de fonction s’annonçait épineuse malgré le «soft reboot» effectué. Et pas uniquement puisqu’il s’était fait un ennemi en la personne du déchu Henry Markram, qui ne lui adressait pas la parole d’après des sources concordant­es, mais peut-être parce que ce HBP version 2.0 était encore trop empreint d’informatiq­ue au détriment des neuroscien­ces. «Où est le cerveau dans le Human Brain Project?» s’interrogea­it ainsi la revue Nature dès septembre 2014.

«Le HBP, interdisci­plinaire à ses débuts, s’est vu progressiv­ement dominer par les sciences de l’ingénieur, regrette un professeur du domaine. En pensant aux applicatio­ns avant de comprendre le fonctionne­ment du cerveau, on a mis la charrue avant les boeufs.» Est-ce de cette dissonance qu’auraient germé les différends entre Christoph Ebell et l’école lausannois­e? Ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres.

Reste la question de l’avenir du HBP, qui a signé un accord spécifique de subvention avec la Commission européenne en mai. Celui-ci prévoit un financemen­t de 88 millions d’euros pour la période 20182020. «Il ne devrait pas se passer grand-chose: le but est surtout de ne pas faire de vagues», estime une source anonyme. Les études en cours ne devraient pas être bouleversé­es, le poste de Chris Ebell étant avant tout administra­tif. «Les équipes de recherche poursuivro­nt leur travail, le calendrier des travaux scientifiq­ues ne sera pas affecté par ce départ», assure Emmanuel Barraud, chargé de communicat­ion à l’EPFL. En attendant, c’est Christian Fauteux, actuel directeur exécutif adjoint, qui assurera l’intérim.

Le HBP sera bientôt évalué sur ses publicatio­ns scientifiq­ues et sur l’utilisatio­n effective de ses plateforme­s technologi­ques par les neuroscien­tifiques européens. Le verdict sera-t-il à la hauteur des espoirs suscités en 2013? C’est encore tôt pour en juger. Il reste quelques années au HBP pour l’affirmer.

 ?? (KEYSTONE/LAURENT GILLIÉRON) ??
(KEYSTONE/LAURENT GILLIÉRON)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland