Castro, le CICR et autres histoires
Ecarté par Castro, le CICR reste aux portes de Cuba
Notre série qui explore les archives du Comité international de la Croix-Rouge revient sur les relations tumultueuses entre le leader cubain et l’institution genevoise. Mais notre cahier estival vous propose aussi le paddle raconté par Emmanuel Grandjean, les images poétiques de notre photographe Lea Kloos, un retour en archives sur la répression du Printemps de Prague, les mots fléchés et le sudoku.
La lettre est datée du 19 septembre 1974. Elle est adressée par M. B. au Comité international de la CroixRouge. A 84 ans, M. B. est veuve et vit en Californie. Sa missive est un appel désespéré pour tenter de faire libérer son fils qui croupit dans la prison de Melena del Sur, dans la province de La Havane, depuis douze ans et demi.
Dans le système carcéral castriste, l’identité de Pedro, 50 ans, se résume désormais à la matricule 30926. Pedro, explique sa mère, a été «un citoyen qui toute sa vie s’est conformé à la loi, une personne de bonne réputation qui a perdu ses propriétés et ses biens à cause du gouvernement communiste de Fidel Castro». Arrêté le 14 mai 1962, il a été condamné à 30 ans de prison. Malade, il aurait besoin de médicaments. Dans sa lettre déchirante, elle dit espérer «de tout son coeur pouvoir voir son fils libre avant que [sa] vie s’achève». Son voeu est d’autant plus cher que la pensée de le voir un jour libre «est la seule qui [l’]ait maintenu en vie durant ces années d’exil». Son dernier espoir s’accroche à une nouvelle improbable venue de… Santiago du Chili.
Dans la capitale chilienne, le 11 septembre 1974, à l’occasion du premier anniversaire de sa prise brutale du pouvoir, le général Pinochet lance un appel étonnant: «Nous considérons comme un devoir moral de notre part, avant d’appliquer cette décision [de libérer des détenus politiques] de demander à l’Union soviétique et à Cuba d’accorder le droit de quitter le pays à un nombre identique de détenus ou de condamnés. La supervision de deux opérations de sortie serait confiée au Comité international de la Croix-Rouge.» Au sein du conseil exécutif de l’Assemblée du CICR, c’est le branlebas de combat. Délégué général pour l’Amérique latine et les Caraïbes, Serge Nessi informe le conseil exécutif du «caractère unique» de la proposition de Pinochet selon un procès-verbal daté de septembre 1974. «Nous sommes en dehors du droit et notre seul critère est celui de l’intérêt des victimes.»
Consciente de la manoeuvre politique du chef de l’Etat chilien, l’organisation voit néanmoins dans la proposition un «fond humanitaire». Pour Serge Nessi, plusieurs raisons doivent pousser l’institution genevoise à entrer en matière: le CICR apparaît aux yeux de Santiago comme le seul intermédiaire valable. Un refus serait mal compris en Amérique latine, «où ce genre de proposition trouve un écho beaucoup plus favorable que dans d’autres régions». L’espoir de M. B. sera toutefois douché deux mois plus tard, le 11 novembre. Le général Pinochet n’attend pas la réponse de La Havane pour libérer des détenus. A Genève, on estime être mis «devant un nouveau fait accompli» et on déplore que le dictateur chilien mette «d’emblée en cause la Croix-Rouge internationale».
Victime de la géopolitique internationale
Conséquence directe, le siège du CICR croule sous les demandes des exilés cubains pour faire libérer des proches. Mais à Cuba, les tentatives de l’institution genevoise de visiter sur une base régulière les détenus politiques se révèlent très compliquées voire impossibles. Serge Nessi, aujourd’hui à la retraite, qui rencontrera un jour Fidel Castro, s’en souvient. «Il y avait une pression considérable des Américains et des exilés cubains pour que nous visitions les prisons du régime castriste.»
Les archives du CICR mettent en lumière un autre cas douloureux, celui de H. G., né à La Havane de parents allemands. Il a été condamné à 30 ans de prison par le Tribunal révolutionnaire du district de La Havane pour délit contre la sécurité de l’Etat et possession d’explosifs, mais aussi volonté d’éliminer la révolution socialiste. La Croix-Rouge bavaroise, des diplomates et fonctionnaires allemands ou encore des oeuvres caritatives se mobilisent pour sa libération. Même une intermédiation de la Tchécoslovaquie est tentée à New York. En vain. En octobre 1967, sa mère peut brièvement le voir dans la prison de la Cabaña. Ayant la double nationalité cubaine et allemande, il lui dit en allemand: «Tu vois, je vais bien.» Sa mère n’est pas dupe. Il est très pâle et maigre. Les prisons sont surpeuplées, l’alimentation y est médiocre, les services médicaux inadaptés. En dépit des supplications de sa mère, il refuse de porter l’uniforme bleu donné par ses sbires cubains. Pour lui, c’est une manière de plier devant le régime castriste, de lui permettre de faire croire qu’il n’y a pas de détenus politiques, mais seulement des travailleurs cantonnés dans les granjas, ces grandes exploitations agricoles du régime. La sanction sera sans appel: plus de visite, aucune remise de peine, cellule d’isolement carcéral. Le CICR essayera de le faire sortir. Sans succès. Idem pour E. M. qui souhaite faire libérer son mari. Dans une lettre qui lui est adressée, le délégué Bruno Doppler avoue son impuissance, relevant que toutes les demandes du CICR au gouvernement et à la Croix-Rouge cubaine restent sans réponse. «Cette attitude est due à une méfiance des autorités envers le CICR», admet-il. Bruno Doppler tente néanmoins de maintenir la flamme de l’espoir en proposant à E. M. de faire la même demande à travers une société de la Croix-Rouge latino-américaine, «mais surtout pas américaine». Cette méthode, dit-il, a déjà eu du succès.
Avec Fidel Castro, figure de la révolution cubaine, tout avait pourtant bien commencé. Alors qu’en pleine Sierra Maestra, il est à la tête des «barbudos» qui combattent les troupes régulières du dictateur Fulgencio Batista, il lance un appel à la Croix-Rouge internationale. Un geste plutôt inattendu. Les batailles livrées dans la Sierra Maestra, dit-il, ont fait trop de blessés chez l’ennemi, l’armée de Batista, pour qu’ils puissent bénéficier des soins adéquats.
Dans un télégramme remis au CICR par le biais de la Croix-Rouge vénézuélienne le 3 juillet 1958, Fidel Castro déclare: «Cette fois-ci, leur nombre [de blessés ennemis] trop élevé nous place dans l’impossibilité de mettre efficacement en pratique nos principes humanitaires. Des blessés graves sont, faute de lits, couchés par terre, sans même une couverture, et ne peuvent recevoir la nourriture que réclame leur état.» Le Lider Maximo fait appel à la Croix-Rouge cubaine, mais celle-ci étant encore inféodée au pouvoir de Batista, il n’obtient qu’un silence. Il trouve «absurde» et «ingrat» qu’un tel refus soit signifié à la Croix-Rouge, cette «glorieuse organisation, avec tout le poids de son prestige mondial et de la noblesse de ses buts». Il «entreprendra des démarches en vue d’obtenir de Batista […] le sauf-conduit nécessaire pour rendre ce service humanitaire».
Sans l’autorisation du gouvernement Batista, le CICR hésite. Fidel Castro redouble d’enthousiasme: «Nous pensons que l’on pourrait contribuer à humaniser cette guerre avec l’établissement de postes permanents de la Croix-Rouge internationale dans les deux camps.» Argument sans doute séduisant qui a poussé le CICR à annoncer son accord par le biais des ondes courtes suisses vers l’Amérique du Nord et centrale. L’intermédiaire entre l’armée rebelle et le CICR se nomme Ernesto Capo. Il s’adresse au siège de l’institution genevoise pour lui demander d’envoyer un exemplaire des Conventions de Genève. Le 23 juillet 1958, 253 prisonniers et blessés des forces gouvernementales sont remis au CICR, suivis de 163 autres les 12 et 13 août.
Avec le recul de plusieurs décennies, l’ex-délégué, historien et docteur en droit Serge Nessi confie au Temps: «Quand il lance son appel de la Sierra Maestra, Fidel Castro se rend compte que la Croix-Rouge