Portrait du jeune homme en artiste indécis
Auteur de films vastes comme des fleuves tranquilles, Nuri Bilge Ceylan propose avec «Le poirier sauvage» un roman d’apprentissage inquiet dans la Turquie contemporaine
Au terme de ses études, Sinan revient dans sa famille. Il doit encore passer l’examen pour devenir instituteur, mais c’est en grand écrivain qu’il se rêve. Dans son village natal, soudain étriqué, il retrouve sa famille. Son père, maître d’école, est un chic type dévoré par le démon du jeu, sa mère essaye de nouer les deux bouts. Il y a aussi sa soeur cadette, son ancienne petite amie, de vieux potes de virée…
Premier livre
L’oeuvre de Nuri Bilge Ceylan en impose par son austérité, sa maîtrise formelle impressionnante, sa rigueur morale et sa lenteur. Il était une fois en Anatolie (2h20) est une enquête policière qui roule toute la nuit sur des chemins de terre pour élucider une affaire criminelle; Winter Sleep, Palme d’or à Cannes en 2014, une méditation existentielle centrée sur un ancien comédien en proie à la glaciation des sentiments.
Le poirier sauvage est le titre du premier livre de Sinan, un «méta roman autofictif décalé», qu’il désire ardemment publier. Il fait la tournée des éventuels bailleurs de fonds susceptibles de l’aider à réaliser son rêve. Il a un rapport facilement conflictuel avec ses interlocuteurs. Lorsqu’il engage la conversation avec un écrivain célèbre dans une librairie, ce n’est pas pour poser les bases d’une relation de disciple à maître, mais amorcer une querelle des anciens et des modernes.
Cette présomption, dont on peut subodorer une origine lointainement autobiographique, est peut-être l’apanage de la jeunesse. Elle traduit aussi un arrivisme pressé et révèle un fond antipathique chez Sinan. Ambitieux et peu scrupuleux, ce Julien Sorel des Dardanelles pique des objets chez ses grands-parents pour se renflouer. L’appât du gain l’incite même à commettre une ignoble forfaiture.
Creuser un puits
Hésitant entre la gloire de la littérature et le confort de l’enseignement, Sinan fait son service militaire et ne vend pas un exemplaire de son livre imprimé à compte d’auteur. Il semble accepter la médiocrité à laquelle il tentait de se dérober. Ou alors accède-t-il à une forme de sagesse en se rapprochant de son père. Ce panier percé immature et farceur est le seul à avoir lu Le poirier sauvage. Et son grand projet de creuser un puits recèle sans doute plus de vérité que les plans sur la comète qu’élabore son fils.
Captant toutes les nuances de l’automne, la photographie de ce portrait psychologique désenchanté est somptueuse. Moins rigoureux que Winter Sleep, ce roman d’apprentissage abonde en faux plans séquences, pèche parfois par une tendance à la dissertation (la dispute théologique de Sinan et de ses amis imams n’en finit pas), des dérives oniriques un peu faciles et de fausses pistes sensationnelles (alerte au suicide). Restent une critique en demiteinte de la Turquie contemporaine, entre immobilisme sociétal (mariages arrangés) et dérive autoritaire (manifestants tabassés), et la mélancolie de la jeunesse qui passe déjà…
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Le poirier sauvage (Ahlat Agaci), de Nuri Bilge Ceylan (Turquie, République de Macédoine, France, Allemagne, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Suède, 2018), avec Dogu Demirkol, Murat Cemcir, Bennu Yildirimlar, 3h08.