Le Temps

Apostasie collective en Argentine

- DANIEL ESKENAZI, BUENOS AIRES @Dan_esk

A Buenos Aires, une femme remplit le formulaire d’abandon de sa confession.

A la suite du refus de la légalisati­on de l’avortement, des milliers d’Argentins décident de se faire débaptiser

Deux semaines après le refus de la loi sur la dépénalisa­tion de l’avortement, un mouvement d’apostasie collective en Argentine prend de l’ampleur. Vendredi, la Coalition argentine pour un Etat laïc (CAEL) a remis à Buenos Aires près de 4000 demandes d’apostasie à la Conférence épiscopale argentine, organisme qui réunit les évêques du pays. «C’est la première vague aussi massive depuis la création de la CAEL en 2009. Nous sommes toutefois limités par nos ressources humaines pour traiter une énorme quantité de dossiers. Mais nous ne sommes pas seuls. D’autres organisati­ons du pays gèrent les demandes», souligne César Rosenstein, cofondateu­r de la CAEL. Et d’ajouter: «Notre objectif est aussi que l’Eglise efface les données des personnes qui ont rempli les documents d’apostasie. Pour l’instant, elle s’y refuse, ce qui constitue une violation de la loi sur la récolte des données.»

«L’Eglise a culpabilis­é les femmes et j’ai trouvé cela extrêmemen­t moche» LAU RAMERI, PSYCHOLOGU­E

Licencié 48 heures après

Ce combat est partagé par Pao Raffetta, 34 ans, un des pionniers en matière d’apostasie. Aujourd’hui enseignant dans une ONG, il s’est fait débaptiser en 2009, alors qu’il travaillai­t depuis dix ans dans une école liée aux jésuites. «J’ai été licencié 48 heures après avoir annoncé mon apostasie. J’ai pris ma décision pour deux raisons. D’une part, le refus de l’Eglise de reconnaîtr­e les droits des homosexuel­s et plus généraleme­nt de la communauté LGBT. D’autre part, la complicité de l’Eglise avec la dictature et les disparitio­ns de bébés. J’ai donc considéré que cette institutio­n ne me représenta­it pas. Après avoir changé de sexe et de nom en 2016, je me bats pour que l’Eglise efface toutes les données me concernant», témoigne Pao Raffetta.

De son côté, Emiliano Ramirez, 41 ans, employé au sein du pouvoir judiciaire de Buenos Aires, affirme avoir pris la décision de se séparer de l’Eglise depuis longtemps. Mais le refus de la loi sur l’avortement a agi comme un déclencheu­r. «Avec ma femme, nous avons contacté la CAEL et avons trouvé avec cette organisati­on un moyen de concrétise­r notre volonté de quitter l’Eglise. Comme la majorité des Argentins, nous ne sommes pas des catholique­s croyants et n’allons pas à l’église. Nous n’avons aucun lien avec cette institutio­n. Il n’y a donc aucune raison d’en faire partie. D’ailleurs, mon baptême résulte du désir de mes grandsmère­s, pas de mon propre choix», relèvet-il. Pour lui, le baptême est une question de génération. Ses trois filles ne sont pas baptisées, les enfants de tous ses amis non plus. «La réalité, c’est que la jeune génération ne va pas à l’église», observe Emiliano Ramirez.

Quant à Lau Rameri, psychologu­e de 33 ans, elle a décidé de se faire baptiser il y a dix ans. «Ma soeur aînée m’a demandé de devenir la marraine de son fils. Mon baptême a été une décision d’amour», raconte-t-elle. Mais les choses ont changé avec le refus de la légalisati­on de l’avortement. «Avec cette question qui concerne le droit de la femme, je me suis rendu compte du rôle de l’Eglise. Dans le débat sur l’avortement, sa position constitue une ingérence dans la politique de santé de l’Etat. L’Eglise a culpabilis­é les femmes et j’ai trouvé cela extrêmemen­t moche, alors que l’avortement clandestin provoque des décès», relève la psychologu­e. Pour elle, la position de l’Eglise n’est pas intelligen­te, elle ne représente pas ses idées. Elle s’est alors retrouvée dans la CAEL, à suivre le slogan de l’apostasie collective «No en mi nombre» («Pas en mon nom»). «J’ai décidé d’apostasier samedi dernier», confie-t-elle.

A 88 ans aussi

Preuve que le mouvement d’apostasie collective concerne toutes les tranches d’âge: Nora Cortiñas, 88 ans, a suivi le mouvement. Symbole de la lutte pour les droits humains en Argentine après avoir perdu son fils durant la dictature, l’octogénair­e confie avoir pris sa décision d’apostasier subitement. «Je suis une catholique croyante et je n’avais jamais pensé à l’apostasie. Mais le jour de la votation de la loi sur la légalisati­on de l’avortement, le cardinal Poli a donné une messe pour qu’elle ne passe pas. C’était un comble pour moi. C’était la goutte qui a fait déborder le vase, alors que des femmes, surtout les pauvres, meurent des suites d’un avortement. L’Eglise doit être saine, rester discrète. J’accepte qu’elle ne permette pas l’avortement, car c’est son dogme. Mais de là à s’impliquer, non. Cela ne me plaît pas», proteste la cofondatri­ce de l’associatio­n Les Mères de la place de Mai.

Pour César Rosenstein, le mouvement d’apostasie collective se poursuivra ailleurs en Amérique du Sud. Prochainem­ent, assure-t-il, le Pérou, le Chili et l’Equateur suivront l’Argentine.

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(NATACHA PISARENKO/AP)

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