Le Temps

Il y a 80 ans naissait le néolibéral­isme, ou la fin du «laissez-faire»

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Le néolibéral­isme serait né avec le colloque Lippmann il y a exactement 80 ans, en pleine montée des totalitari­smes de gauche et de droite. Les libéraux reconnaiss­aient alors que l’Etat devait jouer un rôle actif de protection du marché et de l’individu

Non, le néolibéral­isme, ce n'est pas une philosophi­e qui veut réduire massivemen­t la fonction de l'Etat. Lorsque 26 personnali­tés (dont Raymond Aron, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Wilhelm Röpke et Jacques Rueff ) se réunissent du 26 au 28 août 1938 pour le colloque Lippmann, à Paris, ils tentent de sortir de l'impasse à laquelle a conduit le libéralism­e classique, celui du «laissez-faire» d'Adam Smith, de Frédéric Bastiat ou de David Hume.

Le début du néolibéral­isme traduit donc un besoin de «davantage d'Etat» d'origine libérale. Mais le sens de cette dernière expression ne signifie pas, comme aujourd'hui, une augmentati­on des dépenses publiques. D'ailleurs, celles-ci étaient considérab­lement plus faibles.

L’Etat doit protéger le marché et l’individu

Les néolibérau­x de l'époque veulent que l'Etat joue un rôle fort, celui de gardien des règles de la concurrenc­e, menacée par les grands groupes et les cartels. Le marché ne peut pas fonctionne­r de lui-même, reconnaiss­aient-ils il y a 80 ans.

L'Etat doit aussi être un protecteur de l'individu dans son autonomie, face aux aspiration­s d'autres individus et bien sûr de l'Etat. Le climat politico-économique de l'époque, doit-on le rappeler, est assombri par la montée des totalitari­smes de gauche (communisme) et de droite (Hitler, Mussolini). Or le libéralism­e se veut «une philosophi­e du respect de l'individu, de la tolérance et de l'humanité», explique Karen Horn, professeur d'histoire des idées à l'Université Humboldt à Berlin ainsi qu'à l'Université d'Erfurt, lors d'une émission sur la chaîne TV ARD sur la naissance du néolibéral­isme.

A l'invitation du Français Louis Rougier, de retour de voyages en URSS qui l'ont convaincu de la catastroph­e communiste, les penseurs de l'époque explorent de nouvelles pistes de réflexion.

Le point de départ du colloque est fourni par le journalist­e démocrate Walter Lippmann, fondateur de la revue de gauche New Republic, qui vient de publier La cité libre, un ouvrage qui dresse un bilan très noir du «laissez-faire» et met l'accent sur le besoin de lois sociales. L'idée selon laquelle le marché est capable de s'autorégule­r est mise à mal par deux faits incontesta­bles, l'émergence des monopoles et des trusts, d'une part, et l'augmentati­on de la pauvreté et du chômage dans le sillage de la Grande Dépression, d'autre part. Le colloque Lippmann montre, selon le professeur Alain Barrère dans les années 1950 (voir Le colloque Lippmann, aux origines du «néo-libéralism­e», par Serge Audier, Ed. Le bord de l'eau, 2012), que «les néolibérau­x conservent l'essentiel des positions du libéralism­e individual­iste, mais ils ne croient plus à son institutio­n spontanée».

Les multiples courants libéraux

On lie généraleme­nt la date de naissance du néolibéral­isme à cette réunion, mais le terme était déjà dans l'air. Dans le journal conservate­ur français Le Temps du 25 octobre 1933, le mot est cité par Pierre-Etienne Flandin. Ce n'est que dans les années 1970 que le néolibéral­isme a été progressiv­ement lié à une approche exigeant de fortement limiter l'interventi­on de l'Etat, représenté­e par les Prix Nobel d'économie Friedrich Hayek (1974) et Milton Friedman (1976). Ces derniers ont inspiré les gouverneme­nts Reagan et Thatcher. Il est vrai que durant les 30 à 40 années qui ont suivi le colloque, l'Etat providence s'est fortement accru.

Après le colloque Lippmann, les penseurs libéraux ont mis sur pied la Mont Pelerin Society (MPS) en 1947, du nom de l'hôtel vaudois qui surplombe le Léman. Mais il n'y a pas de lien direct entre le colloque et la MPS. L'histoire du néolibéral­isme n'est d'ailleurs pas univoque. Participan­t au colloque Lippmann, Jacques Rueff par exemple reste fidèle au libéralism­e classique. D'autres, comme Wilhelm Röpke, acceptent les politiques de redistribu­tion par l'impôt. Mais aucun n'accepte que l'Etat cherche à influencer les comporteme­nts par des incitation­s.

Plusieurs ouvrages reviennent sur le colloque Lippmann et sa significat­ion, note Karen Horn dans la NZZ, à l'image de celui de Serge Audier mentionné ci-dessus. D'autres sortent cette année pour l'occasion, comme The Walter Lippmann Colloquium – The Birth of Neo-Liberalism de Jurgen Reinhoudt et Serge Audier et les 682 pages de The SAGE Handbook of Neoliberal­ism de Damien Cahill.

Dix ans après la crise financière, les thèmes de réflexion n'ont guère changé, à commencer par celui du marché, menacé par quelques grands groupes. Le doigt est également pointé vers l'Etat et les banques centrales, qui ont incité les banques à financer l'achat de logements et de maisons par des propriétai­res qui n'en avaient pas les moyens («subprime») par leurs politiques fiscale et monétaire.

Ce n’est que dans les années 1970 que le néolibéral­isme a été progressiv­ement lié à une approche exigeant de fortement limiter l’interventi­on de l’Etat

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Le journalist­e Walter Lippmann a organisé son colloque du 26 au 28 août 1938 à Paris. Mot d’ordre: sortir de l’impasse à laquelle a conduit le libéralism­e classique.

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