Le Temps

L’exhumation de Franco divise l’Espagne

- FRANÇOIS MUSSEAU, MADRID

L’ancien dictateur espagnol est le dernier dirigeant fasciste d’Europe à reposer dans un grand mausolée. Le premier ministre socialiste, Pedro Sanchez, est déterminé à en finir malgré les résistance­s d’une droite restée très conservatr­ice

Même si le gouverneme­nt socialiste de Pedro Sanchez a choisi le mois d’août pour décider de l’exhumation de Franco, cette mesure hautement symbolique fait beaucoup de bruit, provoquant une profonde division entre les Espagnols. Et réveille les fantômes du passé, dans un pays où la terrible guerre civile (1936-1939) et la longue dictature qui a suivi marquent toujours les conscience­s. A preuve, depuis la décision vendredi de déterrer la dépouille du «Caudillo», quarante-trois ans après son inhumation, le nombre de visiteurs dans son mausolée ne cesse d’augmenter: ces derniers jours, on a pu voir de longues files de voitures se concentrer à l’approche de ce site – l’un des plus visités d’Espagne – en signe de soutien au maintien du statu quo.

«Quelle idiotie de vouloir déplacer la dépouille de Franco, elle n’a jamais dérangé personne!» enrage José Luis Cuadrado, un informatic­ien de 43 ans venu en famille sur place. «Au lieu de remuer le passé, renchérit Carmen Jiménez, la soixantain­e, les socialiste­s au pouvoir devraient s’occuper de problèmes autrement plus importants, comme l’immigratio­n clandestin­e, incontrôlé­e, ou la Catalogne, qui veut briser l’unité de notre pays!» Autant de commentair­es qui reflètent bien l’état d’esprit d’une bonne partie de l’Espagne, sociologiq­uement de droite, pour laquelle une telle mesure vise à renier l’histoire et à discrédite­r la figure de l’ancien dictateur. «C’est une décision opportunis­te, lâche et revanchard­e», a lâché Francisco Franco, petit-fils homonyme du Caudillo.

Une croix de 150 mètres

Le mausolée de l’ancien homme fort de l’Espagne, construit sur les instructio­ns du dictateur lui-même, n’est pas un endroit quelconque. Situé à une soixantain­e de kilomètres à l’ouest de Madrid, en surplomb d’un cirque montagneux, «el Valle de los Caidos» est une basilique souterrain­e au fond de laquelle le tombeau de Franco, décédé en 1975, a été niché dans une crypte. Chaque année, des dizaines de milliers de touristes, de curieux ou de nostalgiqu­es du Caudillo visitent ce site dominé par une croix en granit de 150 mètres de haut. «En Europe, aucun autre ancien dictateur ne

«Les socialiste­s feraient mieux de s’occuper de l’immigratio­n clandestin­e ou de la Catalogne» CARMEN JIMENEZ

bénéficie d’un mausolée aussi imposant», rappelle le journal en ligne Eldiario.es. «C’est une façon de signifier que l’Espagne n’a pas encore coupé le cordon ombilical avec l’ancien régime, et c’est cela qui est grave.»

Ce n’est pas la seule raison pour laquelle le socialiste Pedro Sanchez, soutenu sur ce sujet par les radicaux de Podemos et par les nationalis­tes catalans et basques, a pris une décision aussi lourde de sens. Dans le sous-sol du mausolée reposent aussi quelque 33000 cadavres de combattant­s de la Guerre civile, jetés pêle-mêle à l’époque, ce qui en fait la plus grande fosse commune du pays. Or l’an dernier, une loi votée à la Chambre basse avait obligé l’exhumation du Valle de los Caidos de «toute personne n’ayant pas été victime de la guerre civile». Franco étant décédé de mort naturelle en 1975, sa dépouille doit donc être extraite du site.

Parmi les opposants, l’abbé

Au cours des quatre décennies qui ont suivi la chute de la dictature, plusieurs gouverneme­nts avaient promis d’exhumer de ce lieu les restes du dictateur. Cette fois-ci, face à la déterminat­ion du chef du gouverneme­nt Pedro Sánchez, plus aucun obstacle ne devrait s’opposer à cette mesure controvers­ée. Soutenu par une majorité parlementa­ire, le leader socialiste a recouru à un décret-loi. Les descendant­s de Franco disposent de 15 jours pour indiquer où devra être transféré leur aïeul. La destinatio­n la plus attendue est le cimetière de Mingorrubi­o, dans la commune du Pardo, à 50 kilomètres de là, où la famille du dictateur dispose d’un panthéon.

Comme on s’y attendait, l’abbé du Valle de los Caidos, dont le monastère se trouve juste derrière le mausolée, s’oppose férocement à cette exhumation, tout comme la Fondation Franco, subvention­née par l’Etat et dont la mission est de «défendre le legs et la mémoire» de l’ancien chef d’Etat. Mais, cette fois-ci, leur résistance ne pourra rien contre le décret-loi. D’autant que la Conférence épiscopale – l’Eglise espagnole –, jusqu’alors très belliqueus­e sur la question, a laissé entendre qu’elle ne s’opposerait pas à ce transfert.

«Pedro Sanchez tente par ce biais de renforcer son image de leader progressis­te, dit le chroniqueu­r Teodoro Gross. C’est en partie un écran de fumée, lui qui vient de durcir sa politique migratoire, de renoncer à un impôt sur les grandes banques et de blinder la monarchie contre les scandales.» Compte tenu des méandres de la procédure, Franco devrait avoir quitté son mausolée d’ici à décembre.

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