Pour l’ONU, la tragédie des Rohingyas rappelle le Rwanda
La Mission d'établissement des faits sur la Birmanie mise sur pied par le Conseil des droits de l'homme en 2017 a publié un rapport dévastateur lundi au Palais des Nations à Genève. Elle exhorte le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internationale
Il en faut beaucoup pour que l'ONU emploie le mot génocide. Le terme, souvent utilisé à tort et à travers, répond à des critères juridiques précis. Lundi pourtant, au Palais des Nations à Genève, la Mission d'établissement des faits de l'ONU sur la Birmanie en a pleinement assumé l'usage. L'événement est considérable. Pour la mission qui s'est vu barrer l'accès au pays, les preuves accumulées après 875 interviews de victimes et de témoins, des photos satellitaires et vidéos sont pourtant largement suffisantes pour demander que les plus hauts gradés de l'armée birmane soient traduits en justice pour génocide pour leurs actes perpétrés dans le très pauvre Etat de Rakhine.
En toute impunité
Président de la mission créée par le Conseil des droits de l'homme en mars 2017, Marzuki Darusman déplore des «violations choquantes des droits de l'homme qui resteront comme une tache pour le reste de notre vie ». Or les militaires birmans agissent depuis longtemps en toute impunité. Si génocide il y a eu, il se profilait depuis des décennies. Depuis les années 1960, les Rohingyas n'ont cessé d'être progressivement exclus de la nation birmane. Un processus de déshumanisation s'est mis en branle, faisant de l'exclusion la norme. En 2012, la répression fut aussi sanglante.
Les experts onusiens l'ont souligné: le contexte de la tragédie des Rohingyas rappelle celui du Rwanda et de l'ex-Yougoslavie. Pour rappel, entre août et décembre 2017, près de 700 000 Rohingyas, une minorité musulmane, ont fui la Birmanie après une large offensive de l'armée birmane contre des rebelles rohingyas. Plus de 10 000 morts auraient été enregistrés. Le rapport parle aussi de possibles crimes contre l'humanité et de crimes de guerre dans les Etats du Kachin, de Rakhine et de Shan.
Selon Christopher Sidoti, membre de la mission onusienne, pour qu'il y ait soupçon de génocide, il faut qu'une des cinq conditions prévues par le droit international soit remplie. «En l'occurrence, poursuit-il, quatre actes prohibés sur cinq ont été constatés en Birmanie. » L'une des difficultés est de prouver l'intention de vouloir commettre un tel crime. A cet égard, Christopher Sidoti estime que la mission dispose d'un indicateur clair: le commandant en chef Min Aung Hlaing avait déclaré un jour de 2017 qu'il fallait « finir le travail » pour résoudre « le problème bengali ».
Un processus de déshumanisation s’est mis en branle, faisant de l’exclusion la norme
Les experts onusiens sont convaincus qu'il y avait une vraie planification des atrocités commises : meurtres, disparitions forcées, torture, viols, esclavage sexuel. Jusqu'à quarante femmes et filles ont parfois été violées collectivement, en public et devant leurs familles. Le degré d'organisation des destructions de villages rohingyas révèle aussi un plan d'action bien établi.
Principal auteur des graves violations du droit international: l'armée birmane, le Tatmadaw. Christopher Sidoti ne laisse planer aucun doute : «Le Tatmadaw a un contrôle effectif des troupes. La chaîne de commandement est très claire.» La répression orchestrée des Rohingyas dans l'État de Rakhine est, de l'avis de l'ONU, clairement de la responsabilité des militaires. L'expert précise qu'il ne s'agit pas de bafouer la présomption d'innocence, mais les faits sont suffisants pour poursuivre les hauts gradés birmans pour génocide. Est dans le collimateur de l'ONU le commandant en chef de l'armée, le général Min Aung Hlaing. Cinq autres commandants sont aussi cités dans le rapport. Une liste plus longue comprenant aussi des forces de police, des groupes armés non étatiques et des civils est maintenue pour l'heure secrète et sera en possession de la future haut-commissaire des droits de l'homme.
Les omissions d'Aung San Suu Kyi
Membre de la mission onusienne, Radhika Coomaraswamy n'épargne pas la Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, à la tête du gouvernement civil : «Les autorités civiles ne contrôlent pas les actions du Tatmadaw. Et la responsabilité des atrocités commises revient largement aux militaires. Toutefois, le gouvernement civil a bloqué des enquêtes et s'est rendu coupable d'omissions qui ont contribué aux crimes atroces.» Aung San Suu Kyi n'a pas utilisé l'autorité morale que lui a confié le Prix Nobel pour tenter d'empêcher les atrocités commises.
La mission onusienne appelle le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internationale (CPI) ou à créer un tribunal pénal international ad hoc. Entre-temps, pour tenter de sauvegarder le maximum de preuves, elle exhorte à la création d'un mécanisme indépendant et impartial, à l'image de celui qui est en place à Genève pour la Syrie, afin de collecter et préserver les preuves de graves violations du droit international.
« La première chose que la Birmanie peut faire, c'est exiger la démission immédiate du commandant en chef de l'armée. Ce n'est pas notre rôle de le faire, mais ce n'est qu'en abordant l'un des facteurs principaux de la crise qu'on pourra permettre au pays de rendre des comptes », ajoute Marzuki Darusman. La difficulté sera toutefois de faire en sorte que le Conseil de sécurité assume sa responsabilité. Rien n'est gagné, la Chine pouvant très bien opposer son veto à une saisine de la CPI. Quant aux agences onusiennes présentes en Birmanie depuis longtemps, elles sont aussi épinglées par le rapport qui déplore leur manque de coopération.
Marzuki Darusman en est persuadé. Pour que la Birmanie s'oriente un jour vers la démocratie, il importe que le pouvoir militaire passe sous le contrôle des autorités civiles.
▅