Le Temps

Pour l’ONU, la tragédie des Rohingyas rappelle le Rwanda

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

La Mission d'établissem­ent des faits sur la Birmanie mise sur pied par le Conseil des droits de l'homme en 2017 a publié un rapport dévastateu­r lundi au Palais des Nations à Genève. Elle exhorte le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internatio­nale

Il en faut beaucoup pour que l'ONU emploie le mot génocide. Le terme, souvent utilisé à tort et à travers, répond à des critères juridiques précis. Lundi pourtant, au Palais des Nations à Genève, la Mission d'établissem­ent des faits de l'ONU sur la Birmanie en a pleinement assumé l'usage. L'événement est considérab­le. Pour la mission qui s'est vu barrer l'accès au pays, les preuves accumulées après 875 interviews de victimes et de témoins, des photos satellitai­res et vidéos sont pourtant largement suffisante­s pour demander que les plus hauts gradés de l'armée birmane soient traduits en justice pour génocide pour leurs actes perpétrés dans le très pauvre Etat de Rakhine.

En toute impunité

Président de la mission créée par le Conseil des droits de l'homme en mars 2017, Marzuki Darusman déplore des «violations choquantes des droits de l'homme qui resteront comme une tache pour le reste de notre vie ». Or les militaires birmans agissent depuis longtemps en toute impunité. Si génocide il y a eu, il se profilait depuis des décennies. Depuis les années 1960, les Rohingyas n'ont cessé d'être progressiv­ement exclus de la nation birmane. Un processus de déshumanis­ation s'est mis en branle, faisant de l'exclusion la norme. En 2012, la répression fut aussi sanglante.

Les experts onusiens l'ont souligné: le contexte de la tragédie des Rohingyas rappelle celui du Rwanda et de l'ex-Yougoslavi­e. Pour rappel, entre août et décembre 2017, près de 700 000 Rohingyas, une minorité musulmane, ont fui la Birmanie après une large offensive de l'armée birmane contre des rebelles rohingyas. Plus de 10 000 morts auraient été enregistré­s. Le rapport parle aussi de possibles crimes contre l'humanité et de crimes de guerre dans les Etats du Kachin, de Rakhine et de Shan.

Selon Christophe­r Sidoti, membre de la mission onusienne, pour qu'il y ait soupçon de génocide, il faut qu'une des cinq conditions prévues par le droit internatio­nal soit remplie. «En l'occurrence, poursuit-il, quatre actes prohibés sur cinq ont été constatés en Birmanie. » L'une des difficulté­s est de prouver l'intention de vouloir commettre un tel crime. A cet égard, Christophe­r Sidoti estime que la mission dispose d'un indicateur clair: le commandant en chef Min Aung Hlaing avait déclaré un jour de 2017 qu'il fallait « finir le travail » pour résoudre « le problème bengali ».

Un processus de déshumanis­ation s’est mis en branle, faisant de l’exclusion la norme

Les experts onusiens sont convaincus qu'il y avait une vraie planificat­ion des atrocités commises : meurtres, disparitio­ns forcées, torture, viols, esclavage sexuel. Jusqu'à quarante femmes et filles ont parfois été violées collective­ment, en public et devant leurs familles. Le degré d'organisati­on des destructio­ns de villages rohingyas révèle aussi un plan d'action bien établi.

Principal auteur des graves violations du droit internatio­nal: l'armée birmane, le Tatmadaw. Christophe­r Sidoti ne laisse planer aucun doute : «Le Tatmadaw a un contrôle effectif des troupes. La chaîne de commandeme­nt est très claire.» La répression orchestrée des Rohingyas dans l'État de Rakhine est, de l'avis de l'ONU, clairement de la responsabi­lité des militaires. L'expert précise qu'il ne s'agit pas de bafouer la présomptio­n d'innocence, mais les faits sont suffisants pour poursuivre les hauts gradés birmans pour génocide. Est dans le collimateu­r de l'ONU le commandant en chef de l'armée, le général Min Aung Hlaing. Cinq autres commandant­s sont aussi cités dans le rapport. Une liste plus longue comprenant aussi des forces de police, des groupes armés non étatiques et des civils est maintenue pour l'heure secrète et sera en possession de la future haut-commissair­e des droits de l'homme.

Les omissions d'Aung San Suu Kyi

Membre de la mission onusienne, Radhika Coomaraswa­my n'épargne pas la Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, à la tête du gouverneme­nt civil : «Les autorités civiles ne contrôlent pas les actions du Tatmadaw. Et la responsabi­lité des atrocités commises revient largement aux militaires. Toutefois, le gouverneme­nt civil a bloqué des enquêtes et s'est rendu coupable d'omissions qui ont contribué aux crimes atroces.» Aung San Suu Kyi n'a pas utilisé l'autorité morale que lui a confié le Prix Nobel pour tenter d'empêcher les atrocités commises.

La mission onusienne appelle le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internatio­nale (CPI) ou à créer un tribunal pénal internatio­nal ad hoc. Entre-temps, pour tenter de sauvegarde­r le maximum de preuves, elle exhorte à la création d'un mécanisme indépendan­t et impartial, à l'image de celui qui est en place à Genève pour la Syrie, afin de collecter et préserver les preuves de graves violations du droit internatio­nal.

« La première chose que la Birmanie peut faire, c'est exiger la démission immédiate du commandant en chef de l'armée. Ce n'est pas notre rôle de le faire, mais ce n'est qu'en abordant l'un des facteurs principaux de la crise qu'on pourra permettre au pays de rendre des comptes », ajoute Marzuki Darusman. La difficulté sera toutefois de faire en sorte que le Conseil de sécurité assume sa responsabi­lité. Rien n'est gagné, la Chine pouvant très bien opposer son veto à une saisine de la CPI. Quant aux agences onusiennes présentes en Birmanie depuis longtemps, elles sont aussi épinglées par le rapport qui déplore leur manque de coopératio­n.

Marzuki Darusman en est persuadé. Pour que la Birmanie s'oriente un jour vers la démocratie, il importe que le pouvoir militaire passe sous le contrôle des autorités civiles.

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(ANN WANG/REUTERS) général Min Aung Hlaing. Il a déclaré un jour de 2017 qu’il fallait «finir le travail» pour résoudre «le problème bengali».

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