«Burning», le miroir aux illusions
Lee Chang-dong sublime une nouvelle de Murakami dans «Burning». Un film qui esquisse une relation à trois pour remettre en doute la réalité avec toute la délicatesse et l’ambiguïté requises
«Grande liquidation», proclame un panneau de la zone commerciale. On pense à des fringues ou à des gadgets; il s’agit plutôt de sentiments amoureux, de souvenirs et peut-être du réel. Une jeune fille en rose, qui danse devant une boutique pour appâter les chalands, hèle Jongsu. Il ne reconnaît pas Haemi, sa petite voisine d’autrefois. A la tombola qu’elle anime, il gagne une montre rose, qu’il offre aussitôt à la revenante, comme pour retrouver le temps perdu. Ils fument une cigarette et vont boire un verre.
Au bistrot, Haemi, qui prend des cours de pantomime, déguste une mandarine imaginaire devant Jongsu, éberlué. Elle lui donne ce conseil qui est la clé du film: «Ne te dis pas que la mandarine existe, mais oublie qu’elle n’existe pas.»
Idée fixe
Jongsu et Haemi entament une relation qui ressemble à une histoire d’amour. Et puis la jeune femme part voyager en Afrique. Elle demande à Jongsu de venir nourrir son chat, un animal farouche qu’il ne verra jamais. Haemi revient accompagnée de Ben, un jeune homme riche, doux et cynique. Une dissonance se fait entendre.
Né en 1954, Lee Chang-dong a connu le succès comme écrivain avant de passer derrière la caméra en 1997. Il a aussi occupé le poste de ministre de la Culture en Corée du Sud entre 2003 et 2004. Il a réalisé six films, dont l’extraordinaire Secret Sunshine, qui décrit comment la reconstruction par le catholicisme d’une femme dont l’enfant a été assassiné achoppe sur la dialectique du pardon. En 2010, à Cannes, il présente Poetry, qui lui vaut le Prix du scénario, puis s’éclipse.
Pour son retour au cinéma, le maître sud-coréen a trouvé l’inspiration dans Les granges brûlées, une brève nouvelle de Haruki Murakami (dans le recueil L’éléphant s’évapore). Adapter une oeuvre littéraire au cinéma est une gageure. Porter à l’écran l’univers hanté de l’écrivain japonais est extrêmement difficile, Tran Anh Hung l’a démontré avec le malhabile Norwegian Wood. Lee Changdong remporte le défi. D’une certaine façon, Burning s’avère même supérieur au texte dont il est issu.
Ecrit à la première personne, Les granges brûlées tient en une vingtaine de pages. Le narrateur, un écrivain marié, a une relation épisodique avec une jeune fille. Qui revient d’Afrique avec un riche copain, puis s’évapore. Lors d’une soirée arrosée, le troisième larron confesse son hobby de blouson doré, incendier des granges, implantant une idée fixe chez son interlocuteur: prévenir un nouveau sinistre.
«Gatsby coréen»
De cette trame, Lee Changdong conserve les personnages, quelques scènes, dont celle de la mandarine, et trois citations. Il transpose le décor du Japon à la Corée, développe l’intrigue, relève les faux-semblants de notations politiques, économiques et sociales. La ferme de Jongsu, à Paju, se situe à proximité de la frontière nord-coréenne et l’on entend au loin les haut-parleurs débiter leurs versets propagandistes. Ben est décrit comme un «Gatsby coréen», un jeune homme argenté dont on ignore la profession («Je joue», élude-t-il); les autres protagonistes tirent le diable par la queue. «Ce pays n’est pas fait pour les femmes», observe une danseuse blonde en minijupe rose. Le père de Jongsu est condamné pour «outrage à agent public». Vacher rustaud se rêvant écrivain, Jongsu a le teint hâlé et sa gaucherie contraste avec l’aisance blasée de Ben.
C’est avant tout le statut du réel qu’interroge Burning. Qui est cette Haemi dont les souvenirs d’enfance n’évoquent rien chez Jongsu? Est-elle vraiment tombée au fond d’un puits, vingt ans plus tôt? Y a-t-il jamais eu de puits? Son chat est-il de la race du chat du Cheshire, avec le don d’invisibilité? A-t-elle seulement existé, cette fille volatile qui, aux murs de sa chambre exiguë, a un attrape-rêves, une photo du mime Marceau et, une fois par jour, le reflet d’un rayon de soleil? Disparaît-elle ou Jongsu oublie-t-il qu’elle a existé? Estelle juste une projection d’écrivain? Un fantasme sexuel? Une tache de soleil dans la morosité existentielle?
Le film s’organise en deux parties d’une heure séparées par une césure dont la grande douceur le partage avec la prémonition de la mélancolie. Ben et Haemi s’invitent dans la ferme de Jongsu. Ils boivent du vin, fument un joint. Tandis que le soleil rougeoyant prend le temps de sombrer à l’horizon, Haemi, seins nus, danse sur Ascenseur pour l’échafaud, de Miles Davis. Ses mains jointes brassent l’air comme les ailes d’un oiseau, et puis elle pleure entre chien et loup. Peut-être est-elle arrivée au bout du monde, cette fille qui, terrifiée par la mort, préférerait «disparaître comme le soleil»...
Crépuscule
Epuisée, elle va s’allonger. Les deux garçons restent seuls dans le crépuscule où passent des vols d’oies sauvages. Dans l’automne naissant, Ben confie à son hôte qu’il aime brûler les granges de plastique. Cet aveu accroche un bémol d’inquiétude au cours des choses. Haemi s’éclipse. Désormais, Ben court après un fantôme, tape à sa porte close, s’interroge sur l’identité d’un chat, s’inquiète d’une montre rose au fond d’un tiroir. Et puis il bat la campagne, fait au pas de course la tournée des serres de plastique dont il se sent le gardien. Le monde contemporain, toc et superficiel, se défait dans la ruralité et l’archaïsme. La colère du père descend sur Jongsu et le feu qu’il a allumé fait in fine comme un soleil couchant dans la grisaille de l’hiver.
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VVVBurning, de Lee Chang-dong (Corée du Sud, 2018), avec Yoo Ah-in, Steven Yeun, Jeon Jong-seo, 2h28.