Le Temps

En Syrie, la technologi­e pour sauver des vies

- LUIS LEMA @luislema

Une start-up a développé un système d’alerte pour prévenir la population de l’imminence d’un bombardeme­nt. Mais la prouesse technologi­que a des limites

Sur l’écran, les messages se succèdent. «Base de Hmeimim, Mig 23 volant en direction du sudest», dit celui de 09h59. «Base de Khalkhala, hélicoptèr­e transporta­nt des barils (d’explosifs) vers l’est», explique un autre, à 12h02. Une journée ordinaire en Syrie: mardi en milieu d’après-midi, une trentaine de messages de ce type avaient déjà fait leur apparition. Tous annonçaien­t – en temps réel – le décollage d’avions syriens ou russes participan­t à des bombardeme­nts ou, dans le meilleur des cas, procédant à des vols de reconnaiss­ance. Autant de signaux, diffusés simultaném­ent sur tous les grands réseaux sociaux, destinés à avertir la population civile syrienne: elle disposait de quelques minutes pour tenter de trouver un abri.

Hala Systems, la start-up qui est derrière cette prouesse technologi­que – que les Syriens connaissen­t sous le nom de Sentry –, bénéficie ces semaines d’une reconnaiss­ance croissante, notamment dans les médias américains. Cette notoriété a coïncidé avec le fait que plusieurs pays occidentau­x, dont les Etats-Unis, le Danemark ou la Grande-Bretagne, ont décidé de soutenir ses activités.

Vies sauvées

Le principe? Grâce à des «lanceurs d’alerte» (c’est-à-dire des Syriens qui vivent à proximité des bases militaires), le décollage des avions, leur type et leurs coordonnée­s sont envoyés aux serveurs de Hala, placés hors du pays. D’autres capteurs acoustique­s, nichés dans des arbres ou sur des bâtiments confirment et précisent les informatio­ns au passage des avions. Les données sont ensuite comparées à celles d’attaques précédente­s et traitées par un logiciel qui s’essaie à prédire l’endroit estimé de l’attaque. Enfin, ces informatio­ns servent à donner l’alarme sur les réseaux sociaux, sur une applicatio­n de smartphone ainsi qu’à activer des sirènes – bien réelles – qui ont été placées dans les territoire­s tenus par l’opposition.

Le système, qui a commencé à fonctionne­r il y a deux ans, a été conçu par deux jeunes Américains et un informatic­ien syrien. Mais il s’appuie en réalité sur des réseaux syriens qui, à l’aide de talkies-walkies ou de téléphones, tentaient déjà de prévenir autant que possible la population. De fait, Sentry dépend notablemen­t des réseaux de la Défense civile syrienne, ces «casques blancs» qui oeuvrent comme secouriste­s dans les décombres des bâtiments détruits.

Selon ses propres estimation­s, Sentry aurait parfois permis de sauver la vie à plus d’un quart des personnes ciblées par les avions et les hélicoptèr­es. L’entreprise croulerait sous les messages de remercieme­nts des Syriens qui, avec leur famille, ont réussi à échapper aux bombes grâce à elle.

Un problème de saturation

La technologi­e, dernière ressource d’une population abandonnée? Alors que le régime syrien et la Russie semblent s’apprêter à lancer une vaste offensive contre Idlib, la dernière région qui échappe encore au contrôle de Damas, Bilal (un nom d’emprunt) ne peut s’empêcher de hausser les épaules. Le jeune homme est l’un des coordinate­urs des secours d’urgence pour les secteurs rebelles. Il reconnaît

certes que Sentry a pu se révéler utile au personnel médical pour mettre en sécurité les blessés dans les hôpitaux. Mais il nuance: «Un smartphone coûte au moins 500 dollars, alors que les gens ne gagnent au mieux que l’équivalent de 100 ou 200 dollars par mois.» Surtout, il rappelle: «Au plus fort de l’offensive contre Deraa (dans le sud du pays, en juin dernier), nous avons comptabili­sé 2400 bombardeme­nts en moins de 24 heures. Que fera-t-on des messages d’alerte qui se multiplier­ont en cas d’attaque contre Idlib? La seule vraie solution, c’est que ces avions ne décollent pas…»

Au-delà du sort des civils, les promoteurs de Sentry insistent sur une autre utilité de leur système: les données recueillie­s par les serveurs sur les allées et venues des avions n’ont pas d’équivalent, du moins hors de la sphère réservée aux services secrets. Et elles sont assez précises pour discerner des responsabi­lités lors de bombardeme­nts sur des écoles, des hôpitaux ou tout autre bâtiment abritant des civils. Ces données auraient déjà été transmises à l’ONU en vue de possibles inculpatio­ns futures.

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