Le Temps

Aide au suicide: où sont les limites?

Le témoignage d’une Française qui, alors qu’elle est en bonne santé, souhaite mettre fin à ses jours avec une organisati­on bâloise soulève la crainte d’une banalisati­on de la démarche, et questionne le cadre légal entourant la pratique

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Le témoignage de Jacqueline Jencquel ravive le débat sur la libéralisa­tion de l'aide au suicide. La Française s'est donné «de un an à six mois» pour faire appel aux services de l'organisati­on bâloise Lifecircle, afin de mettre fin à ses jours. Elle relate son expérience sur un blog hébergé sur Letemps. ch dans un portrait publié dans les pages du journal. Ce qui frappe les esprits, dans son cas, c'est la volonté de mourir d'une personne apparemmen­t épargnée par les affres de la maladie. «Pourquoi devrais-je me justifier? J'ai des souffrance­s dont je ne souhaite pas parler. Faut-il être à l'agonie pour avoir le droit de mourir?» réagit-elle à la suite des nombreux messages reçus.

Il y a ceux qui saluent le courage de se livrer. Et ceux aussi qui s'inquiètent d'une banalisati­on de la mort, ou d'une discrimina­tion du grand âge, présenté comme un motif suffisant pour en finir avec la vie. «Comment garantir, une fois franchi le pas que cette femme s'apprête à faire, qu'on ne s'arrêtera pas pour aboutir vers un eugénisme?» s'alarme une lectrice. Dans une interview sur le site Bon pour la tête, le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, Bertrand Kiefer, s'inquiète d'un effet entraînant d'un tel témoignage sur des personnes «fragiles et indécises». «Je ne milite pas pour l'interrupti­on obligatoir­e de vieillesse, mais volontaire», rétorque Jacqueline Jencquel.

L'exemple de cette militante soulève des questions sensibles: où placer la limite de l'aide au suicide pour les personnes qui ne souffrent pas de maladie incurable? Peut-on tolérer que l'on accompagne vers la mort des personnes, comme cette mère de trois enfants, encore assez en forme pour faire du parapente? La souffrance subjective d'un patient âgé et sa déterminat­ion sont-elles des critères suffisants pour accéder à son souhait de mourir?

Critères élargis

«Bien sûr, c'est plus facile pour nous lorsqu'une personne se présente avec une maladie lourde et mortelle», explique Erika Preisig, présidente de l'associatio­n Lifecircle. Face à une personne septuagéna­ire souffrant de maux liés à l'âge qui ne sont pas fatals, comme Jacqueline Jencquel, l'organisati­on tente de trouver d'abord d'autres solutions pour rendre la vie supportabl­e. «Mais si le voeu de mourir est si net et fort, mon devoir est de l'aider et d'éviter qu'elle opte pour une mort violente en se jetant sous un train», ajoute la médecin bâloise. Or, selon elle, la pression sur les personnes âgées ne vient pas de l'aide au suicide, qui «n'a pas d'effet contagieux», mais plutôt des conditions insatisfai­santes dans lesquelles elles sont maintenues dans les établissem­ents spécialisé­s.

Ces questions renvoient à un vaste débat en cours en Suisse, loin d'être clos. Au sein d'Exit Suisse alémanique, une commission «pour un accès facilité à l'aide au suicide» s'est constituée en 2017, avec pour mission d'examiner dans quelle mesure les critères de l'aide au suicide peuvent être élargis pour les personnes qui ont atteint un grand âge. Jacqueline Jencquel siège au sein de cet organe de 14 personnes et participe aux discussion­s encore en cours. «Nous militons pour que l'on cesse d'infantilis­er les personnes âgées en les obligeant à se justifier lorsqu'elles veulent partir», dit-elle.

Evolutions

La Suisse bénéficie de l'un des régimes les plus libéraux en matière d'aide au suicide: le Code pénal l'admet, du moment qu'elle ne répond à aucun «mobile égoïste». La plupart des organisati­ons d'aide au suicide possèdent toutefois leurs propres conditions, plus restrictiv­es que le droit en vigueur. Une personne souhaitant mettre fin à ses jours doit être capable de discerneme­nt et réaliser elle-même le geste fatal. La prescripti­on de pentobarbi­tal sodique doit être faite par un médecin. Enfin, les organisati­ons acceptent d'accompagne­r des individus chez qui elles reconnaiss­ent des souffrance­s et une volonté individuel­le, claire et répétée de mourir.

Avec le temps, toutefois, la pratique a évolué. Il fallait d'abord une pathologie incurable et mortelle pour pouvoir accéder à un accompagne­ment vers la mort. En 2014, Exit a élargi l'accès à ses service en acceptant les polypathol­ogies invalidant­es – de multiples handicaps liés à l'âge, qui altèrent la qualité de vie mais ne sont pas mortels. Ces cas représente­nt désormais un quart des accompagne­ments réalisés par Exit Suisse alémanique.

Aller plus loin

L'aile la plus libérale de l'associatio­n souhaite désormais aller plus loin et permettre aux personnes «qui souffrent dans l'âge», au-delà de 75 ans, d'avoir accès au pentobarbi­tal sans diagnostic, voire sans prescripti­on médicale. Dès lors, il ne serait plus nécessaire de motiver la demande d'accompagne­ment vers la mort par des raisons médicales. En théorie, des personnes âgées bien portantes pourraient aussi avoir accès aux services d'Exit. Jacqueline Jencquel ne croit toutefois pas à cette éventualit­é: «Lorsqu'on est âgé, on n'est pas bien portant. On peut être en forme, mais le grand âge est toujours lié à des souffrance­s.»

Or le comité de l'organisati­on alémanique a d'ores et déjà exprimé ses réticences à l'idée de se passer d'ordonnance médicale: «Cette propositio­n va trop loin, explique Jürg Wiler. Actuelleme­nt, ni la politique, ni la société ne sont prêtes, en Suisse, à franchir ce pas.» L'organisati­on, active depuis 36 ans, bénéficie d'une relative tolérance de la population face à l'aide au suicide. Elle redoute qu'en optant pour une voie trop permissive, ce climat ne change. La commission poursuit son travail afin d'explorer d'autres possibilit­és d'élargir l'accès à l'aide au suicide dans le grand âge. Elle alimente ses réflexions grâce à deux avis d'experts – un juridique et un éthique – qui devraient être dévoilés lors de sa prochaine assemblée générale, au printemps 2019.

«Bien sûr, c’est plus facile pour nous lorsqu’une personne se présente avec une maladie lourde et mortelle»

ERIKA PREISIG, PRÉSIDENTE DE L’ASSOCIATIO­N LIFECIRCLE

«Souffrance­s insupporta­bles»

De son côté, l'Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a elle aussi assoupli ses critères relatifs à l'aide au suicide. Jusqu'ici, cet organe scientifiq­ue chargé de clarifier les questions éthiques en lien avec la médecine ne tolérait l'accompagne­ment médical vers le suicide que pour des patients atteints de maladies mortelles et dont la fin de vie approchait. Dans ses nouvelles directives, adoptées en mai dernier, l'ASSM accepte les «souffrance­s insupporta­bles» comme critère. Un tournant vivement critiqué par la FMH. La souffrance du patient, contrairem­ent à la fin de vie imminente, ne constitue pas un élément suffisamme­nt objectif aux yeux de l'organisati­on de médecins.

La Chambre de la FMH – organe législatif – doit se prononcer le 25 octobre prochain sur l'adoption ou non de ces nouvelles directives dans son code de déontologi­e. Dans un article du Bulletin des médecins suisses, Bertrand Kiefer appelle les délégués de la FMH à refuser les nouvelles directives de l'ASSM, qui s'apparenten­t à ses yeux à un «abandon» du patient au nom du principe «dogmatique» d'autonomie.

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(WESTEND61) La Suisse bénéficie d’un régime très libéral: le Code pénal admet l’aide au suicide, du moment qu’elle ne répond à aucun «mobile égoïste».

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