Le Temps

A l’école genevoise, le Kosovo n’existe pas

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Les cartes géographiq­ues murales dans les classes font du Kosovo une province serbe. Elles ont été achetées à l’entreprise Michelin, en France. Le Départemen­t de l’instructio­n publique reconnaît une erreur

«Madame, il est où le Kosovo sur la carte?» demande un élève. Réponse hypothétiq­ue de l'enseignant: «En Serbie, Toto.» C'est la blague de la rentrée scolaire genevoise, qui fera sans doute davantage grimacer que sourire. Mais elle est vraisembla­ble. En effet, sur les cartes murales du monde et de l'Europe des classes des degrés primaire et secondaire dont le Départemen­t de l'instructio­n publique (DIP) a fait l'acquisitio­n, le Kosovo n'existe pas. Il n'est qu'une province serbe, alors que son indépendan­ce a été reconnue. Diable, il va falloir que les professeur­s se montrent fins diplomates.

Comment cette bourde a-t-elle été rendue possible, dans un canton où la communauté kosovare est très présente? «L'absence des frontières politiques du Kosovo n'a pas été remarquée par les acheteurs sur le moment, répond Pierre-Antoine Preti, porte-parole du DIP. Il n'y a aucune volonté délibérée de la part du DIP, qui va désormais s'employer à corriger cette erreur.» Comment? Dans un premier temps, la commande 2018-2019 sera renvoyée à l'expéditeur. Les commandes suivantes seront conformes aux frontières politiques européenne­s, assure le départemen­t.

Exigence de cartes plastifiée­s résistante­s

Chaque année, Genève procède au réassort des cartes murales donnant des signes de fatigue. Le canton vient de faire l'acquisitio­n de 73 exemplaire­s. La Direction générale de l'enseigneme­nt obligatoir­e (DGEO) a passé commande au français Michelin, manifestem­ent pas à la page puisque l'Hexagone, comme la Suisse, a reconnu le Kosovo en 2008, peu après sa déclaratio­n d'indépendan­ce unilatéral­e. Genève aurait été mieux inspiré en achetant local. En Suisse, le numéro un des éditeurs touristiqu­es est Hallwag Kümmerly+Frey et ses cartes sont à jour. Le DIP n'ignorait pas ce fournisseu­r lorsqu'il a procédé au choix, l'acquisitio­n étant passée par la centrale commune d'achat du Départemen­t des finances, qui veille à l'applicatio­n des règles usuelles des marchés publics. Mais la DGEO avait sur le produit des idées bien arrêtées. Elle souhaitait des cartes plastifiée­s plus résistante­s à l'usage scolaire, une exigence formulée avec le soutien d'experts pédagogiqu­es dans le domaine de la géographie. Dommage qu'attachés à ces considérat­ions techniques, ils en aient oublié le fond. Et comme le concurrent suisse de Michelin ne proposait pas cette plastifica­tion dans le format désiré, c'est l'entreprise française qui l'a emporté.

«La communauté kosovare mérite toute notre considérat­ion»

Au grand dam aujourd'hui de la conseillèr­e d'Etat Anne Emery-Torracinta, qui regrette l'absence des frontières nationales du Kosovo sur ces documents: «La communauté kosovare présente sur notre territoire mérite toute notre considérat­ion. La Suisse fut l'un des premiers pays à reconnaîtr­e ses frontières nationales.» Du côté des politiques, on reste pantois devant la gaffe: «C'est grave, car on constate qu'on a mis l'accent sur l'emballage, et pas sur le contenu, réagit Jean Romain, député PLR au Grand Conseil. Enseigner, c'est d'abord transmettr­e des connaissan­ces, les plus justes possible.» François Lefort, député vert au parlement: «Le DIP devient un habitué des bourdes. Soit par ignorance, soit par manque d'intérêt. C'est regrettabl­e.»

Pour un enseignant du primaire, cette affaire est dommageabl­e: «C'est blessant pour les élèves kosovars, et cela pourrait créer des remous même au sein des familles. A nous de saisir l'occasion de faire un peu de géopolitiq­ue pour expliquer les choses.» Francesca Marchesini, présidente du Syndicat des enseignant­s du primaire (SPG), salue la volonté du DIP de corriger le tir. «Même si le problème n'a pas été soulevé par le corps enseignant avant ce réassort.» Les cartes actuelleme­nt dans les classes souffrent en effet de ce même manquement.

«Au détriment aussi des entreprise­s suisses»

Au Syndicat des enseignant­s du Cycle d'orientatio­n (Famco), Julien Nicolet, membre du bureau, relève un autre choix problémati­que, selon lui: la renonciati­on à l'Atlas mondial suisse, publié par la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l'Instructio­n publique, au profit d'un atlas des Editions De Boeck, en Belgique: «Les données statistiqu­es sont anciennes, la cartograph­ie est médiocre, certaines régions, comme la péninsule Ibérique, ne sont pas traitées, et les noms sont francisés à outrance. Ces économies de bouts de chandelle ne riment à rien.» Elles posent aussi une autre question: «L'obligation d'épargner se traduit par des économies de court terme. Dans les deux cas d'espèce, elles sont au détriment aussi des entreprise­s suisses. Comment dit-on se tirer une balle dans le pied en wallon?» plaisante un enseignant.

A Genève, les 3500 cartes géographiq­ues suspendues dans les classes totalisent une valeur de 65 000 francs. Pas cher pour ce qu'elles procurent de rêves, mais cher pour y voir figurer des erreurs. Cela ne risque pas d'arriver dans le canton de Vaud, qui a rompu depuis des années avec la tradition en n'achetant plus de cartes murales du monde, leur préférant la projection. Demeure une seule carte en papier, celle du canton. Une valeur sûre qui évitera à Toto de chercher le Kosovo dans le Grosde-Vaud.

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