Le Temps

Léa Sprunger, de l’autre côté de la médaille

Première Suissesse sacrée championne d’Europe, Léa Sprunger, 28 ans, mesure petit à petit la portée de l’exploit réalisé à Berlin, tout en restant lucide sur les sacrifices moraux qu’implique le sport de haut niveau

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET @lionel_pittet

«Je n’ai pas besoin d’être en permanence sous les projecteur­s.» Deux semaines après avoir été sacrée championne d’Europe du 400 mètres haies, Léa Sprunger raconte son parcours d’athlète de haut niveau et ce que sa médaille d’or a changé dans sa vie.

La Weltklasse réunit ce jeudi à Zurich de nombreuses stars de l'athlétisme, mais le public du Letzigrund n'aura d'yeux que pour Léa Sprunger. Deux semaines après un titre de championne d'Europe inédit pour une Suissesse, remporté sur 400 mètres haies à Berlin, la Vaudoise de 28 ans sait qu'elle va vivre des moments forts lors de ce meeting «à domicile».

Mais elle se réjouit surtout de pouvoir souffler. Une grande victoire s'accompagne de multiples sollicitat­ions et de nouvelles responsabi­lités qu'elle apprend petit à petit à assumer, sacrifiant de précieuses heures de repos et d'instants à elle. Rencontre au calme devant un expresso, avant une séance d'entraîneme­nt qui s'annonce intense.

Deux semaines se sont écoulées depuis votre titre européen. Avez-vous eu le temps de réaliser? Gentiment. Je me réjouis surtout d'avoir un peu de temps seule et avec mon copain, loin de l'excitation qui règne ici, pour pouvoir bien prendre conscience de ce que j'ai accompli, du chemin parcouru. C'est pour bientôt: nous partons en septembre, trois semaines entre la Nouvelle-Zélande et la Polynésie française. Cela va faire du bien.

(Un couple s’approche pour «serrer la main d’une championne d’Europe» et la «remercier pour les beaux moments». Court échange cordial.)

C’est comme ça toutes les deux minutes? Non, quand même pas, mais c'est plus souvent qu'avant. Normal: je suis dans tous les journaux. Nous sommes en Suisse et les gens sont discrets, c'est même rare qu'ils m'abordent comme maintenant. Mais dans le train, par exemple, je sens bien que presque une personne sur deux me reconnaît.

Comment le vivez-vous? Ça fait bizarre. Dans un sens plutôt positif, car les gens n'ont que des mots gentils pour moi. Mais je n'ai pas besoin d'être en permanence sous les projecteur­s. J'aime bien ma tranquilli­té. Quand je suis au resto avec des amis, je préférerai­s ne pas être reconnue.

Mais vous faites partie de ces athlètes que les gens apprécient, qu’ils aiment voir gagner… C'est vrai. Les gens sont hyperconte­nts que j'aie gagné cette médaille d'or. Pourquoi? Je ne sais pas. J'essaie de toujours être naturelle et sincère, donc peut-être ont-ils l'impression de me connaître mieux que d'autres athlètes qui ne donnent que le minimum d'eux-mêmes via les médias. Bien sûr, je filtre un peu ce que je dis, mais je ne joue pas de rôle.

Peut-être, aussi, les gens sont-ils touchés parce qu’ils vous ont vue perdre avant de vous voir gagner… C'est marrant, ça. Beaucoup de personnes me disent «bravo pour le titre!» puis très vite «enfin!», et ce «enfin!», il me saoule un peu. Oui, j'ai connu des hauts et des bas, mais je suis la première Suissesse championne d'Eu- rope d'athlétisme: cela veut bien dire que ce n'est pas si simple. J'ai l'impression que ce «enfin!», d'autres athlètes ne l'entendront pas forcément quand ils gagneront… J'en suis aussi responsabl­e: je n'ai jamais eu peur d'avoir des objectifs élevés et de les dévoiler. Donc quand cela ne marche pas, les gens le remarquent.

Quelles sont les pires désillusio­ns que vous avez vécues? Dans ma carrière, il m'est arrivé des «crasses» comme aux Mondiaux de Birmingham cette année, où je me suis fait disqualifi­er. Mais quand j'ai le sentiment que je n'y peux rien, j'oublie plus facilement.

Des véritables désillusio­ns, il y en a deux principale­s. Le 400 mètres des Championna­ts d'Europe en salle de Belgrade en 2017, d'abord. Pour la première fois de ma vie, je suis en finale avec le statut de favorite. Tout le monde pense que je vais gagner. Et moi, je cours avec les yeux dans le dos. Chassée tout au long de la course, je n'arrête pas de penser que les autres vont me dépasser. Avec des choses si négatives en tête, mes jambes finissent par ne plus avancer. Une année auparavant, il y a les Jeux olympiques de Rio, où j'arrive sur place dix jours avant la compétitio­n. Et je sens que je perds la forme. Je mange mal, je ne dors pas. Le jour des séries, c'est le déluge et, à l'époque, je déteste ça. Je tire le couloir numéro 1 dont j'ai horreur. Bref: avant même que le départ soit donné, j'ai raté ma course.

Comment se relève-t-on après ce genre d’épisodes? J'ai toujours cru en mes capacités, et à chaque fois que cela ne s'est pas bien passé sur la piste, je me suis accrochée à l'idée que je valais mieux que ce que j'avais montré. Que ce n'était qu'un incident de parcours. Souvent, j'ai connu des problèmes lors d'événements majeurs mais le reste de la saison se passait bien. Il ne faut pas le perdre de vue. Après, heureuseme­nt que cela a fonctionné pour moi cette année. Car je crois qu'à la longue, on ne peut pas toujours se relever. Qu’avez-vous ressenti, à Berlin, en franchissa­nt la ligne d’arrivée? Du soulagemen­t. Cela faisait un an que je disais que je voulais devenir championne d'Europe. Une médaille d'argent aurait déçu beaucoup de personnes. Moi la première. Alors, oui, du soulagemen­t. Et du bonheur.

Et puis c’est le tourbillon… Il faut très vite retrouver un peu de lucidité pour analyser, donner son avis. Le soir, nous étions une vingtaine pour fêter le titre dans une boîte de nuit berlinoise. Il y avait mon entraîneur Laurent Meuwly, mes proches, quelques athlètes… Par moments, j'avais un flash: «Ça y est. Tu es championne d'Europe.» Et le lendemain, au réveil, j'ai pris conscience que tout allait changer dans ma vie. Depuis Berlin, je crois que je ne me suis pas posée une heure à ne rien faire dans mon canapé, avec toutes les sollicitat­ions.

Et pendant ce temps, Laurent Meuwly listait déjà en interview vos prochains objectifs: les Mondiaux, les Jeux olympiques… C'est comme ça que je fonctionne. Je ne m'entraîne pas pour avoir des abdos saillants et pouvoir mettre un bikini à la plage. Quand j'en bave sur la piste, j'aime bien avoir la finalité en ligne de mire.

Vous avez commencé par l’heptathlon avant de bifurquer vers le sprint, puis vers le 400 mètres et le 400 mètres haies. Qui décide d’une telle évolution? Cela a toujours été le fruit de discussion­s entre Laurent et moi. Petite, mon entraîneur en club poussait les enfants à la polyvalenc­e et j'étais assez forte pour faire de l'heptathlon au niveau internatio­nal. Mais je voulais franchir un cap. Pouvoir viser des médailles. Quand nous avons compris qu'il me serait difficile de me qualifier pour l'heptathlon des JO de Londres, cela a été un déclic et nous avons cherché une solution. Cela a d'abord été le 200 mètres car le sprint est relativeme­nt facile à entraîner, tout en sachant que ce ne serait pas ma discipline finale. Avec mon physique, ma taille, mes grandes foulées, j'étais destinée à faire du 400 mètres. Mais je n'étais pas encore prête mentalemen­t.

Qu’est-ce que le 400 mètres a de si particulie­r? Un entraîneme­nt incroyable­ment dur. Trois fois par semaine, il faut se mettre dans le rouge. Et en compétitio­n, dans les starting-blocks, tu sais pertinemme­nt que tu vas crever de douleur sur les derniers 100 mètres. Pour se lancer, il faut être prête à ce que ça fasse mal. Il faut aimer souffrir.

«Au départ d’un 400 mètres, tu sais que tu vas crever de douleur sur les derniers 100 mètres. Pour se lancer, il faut aimer souffrir»

«A chaque fois que cela ne s’est pas bien passé sur la piste, je me suis accrochée à l’idée que je valais mieux que ce que j’avais montré»

Cela a toujours été votre cas? Qui était la petite Léa qui a commencé l’athlétisme à l’âge de 10 ans? J'aimais aller m'entraîner avec les copines et participer aux compétitio­ns, mais je n'avais pas du tout la rage de vaincre. J'ai dû la développer, et cela a été une des grosses difficulté­s de mon parcours. Je viens d'une famille nombreuse, j'ai été éduquée dans le respect de l'autre, le partage. Ma nature profonde me dit de laisser passer l'autre devant moi, mais dans le sport de haut niveau, ce n'est pas possible. J'ai dû m'y faire. Apprendre que ce n'est pas parce que je bats une autre athlète que ma relation avec elle va être affectée. Dans ce milieu, il ne faut penser qu'à sa pomme.

Cela déteint-il sur votre personnali­té hors des stades? Non. Enfin… Quand nous faisons un jeu de société avec mes potes, je suis au taquet. Si je perds, pas de problème. Mais cela me dérange de ne pas me donner à 200%. Les autres rigolent et me disent: «Léa, tu n'es pas sur la piste.» Mais je n'y peux rien. Cela me vient clairement du sport.

Mais n’y a-t-il pas un gène de la compétitio­n chez les Sprunger? Avec Janika la cavalière, Julien le hockeyeur, Ellen et Léa les athlètes… Tout le monde nous pose cette question (rires). Dans le lot, je ne connais pas très bien Julien, qui est un cousin éloigné, mais sinon, on ne s'explique pas trop cette particular­ité. Bien sûr, nous jouions souvent dehors, nous faisions du sport. Mais il faut aussi dire que nous avons une famille très nombreuse, nous sommes environ 45 cousins, donc trois sportifs, ce n'est pas non plus une majorité.

Quel rôle a joué votre grande soeur Ellen dans votre propre parcours? Nos chemins se sont assez vite séparés car elle est partie s'entraîner à Berne. Et comme elle a quatre ans de plus que moi, nous ne nous voyions même pas toujours lors des compétitio­ns, au grand désespoir de nos parents qui parfois, le même week-end, avaient une fille à Frauenfeld et l'autre à Genève. Mais Ellen m'est précieuse car elle a vécu les mêmes choses que moi et, avec son côté très pédagogue, elle m'apporte des conseils très pertinents.

Que vous a-t-elle dit à Berlin? Avant la finale, elle m'a écrit un message trop chou qui me disait de ne pas m'inquiéter, car j'étais en forme. Et aussi de profiter, car ce qui vient après le sport de haut niveau est moins excitant à vivre. Elle qui a intégré le monde du travail classique se rend compte aujourd'hui de la chance que représente le fait d'être athlète.

Vous avez 28 ans, le meilleur moment pour un sportif d’élite. Peut-être aussi celui où l’on commence à penser à la reconversi­on? Dans mon esprit, Tokyo 2020 est mon dernier objectif. Après, j'aurai envie d'autre chose. Donc oui, je pense à la suite, régulièrem­ent. Longtemps, mon idée a été de ne pas rester dans le milieu du sport. J'ai complèteme­nt changé d'avis. J'aimerais m'investir dans la région de Nyon, où j'ai grandi, peutêtre en organisant des choses pour les enfants, pour les faire bouger, sortir. Je ne veux pas travailler dans le sport de performanc­e, chercher la prochaine Léa Sprunger, mais plutôt redonner ce que j'ai reçu vers l'âge de 10 ans. Après ma carrière, je veux agir pour les autres. Pour l'instant, tout ce que je fais, c'est pour moi.

C’est égoïste, le sport de haut niveau? Complèteme­nt. Je dois ne penser qu'à moi. Un exemple: je suis en couple, mais quatre mois par année, je ne vois pas mon copain, et je ne lui laisse pas le choix. C'est très égoïste.

N’est-ce pas difficile à vivre, une fois que l’on en prend conscience? J'ai appris. Sans doute en me raccrochan­t à l'idée que ce n'est qu'une période dans une vie. Dans le sport de performanc­e, il y a beaucoup de choses qui sont en contradict­ion avec mes valeurs. ■

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 ?? (BERTRAND REY POUR LE TEMPS) ?? A 28 ans, Léa Sprunger se fixe comme dernier objectif d’athlète d’élite les Jeux olympiques d’été de Tokyo, en 2020. La Nyonnaise souhaite ensuite continuer à oeuvrer dans le sport auprès des plus jeunes.
(BERTRAND REY POUR LE TEMPS) A 28 ans, Léa Sprunger se fixe comme dernier objectif d’athlète d’élite les Jeux olympiques d’été de Tokyo, en 2020. La Nyonnaise souhaite ensuite continuer à oeuvrer dans le sport auprès des plus jeunes.

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