Le Temps

Le designer qui emploie des créateurs en situation de handicap mental

Sweet Rebels est un studio de design hors du commun qui emploie des créateurs en situation de handicap mental. Fondée à Nyon par un ex-cadre de Saatchi & Saatchi, la société illustre des étiquettes de limonade, des cartes de voeux ou des brochures

- GUILSLAINE BLOCH @BlochGhisl­aine

Ursula, 43 ans, aime les coeurs. Elle s’applique à en dessiner de toutes les couleurs sur une feuille blanche. L’un d’entre eux héberge trois personnage­s qui semblent former une famille. Emilie, 24 ans, reproduit avec un épais feutre noir des oiseaux sur un fil. «Dessiner, c’est mon métier», dit-elle sans décoller le regard de son travail. «C’est moins fatigant que de travailler dans un jardin», ajoute, pour sa part, Joakim, 26 ans, qui aime évoquer ses copines et l’anniversai­re auquel il se réjouit de participer.

Yves Portenier, le directeur du studio de design Sweet Rebels, observe ses employés d’un oeil attentif. Il les guide, leur donne quelques conseils mais tient à conserver la fraîcheur de leurs oeuvres. Il en extrait certains éléments qu’il scanne. Puis, tout un travail de compositio­n est réalisé pour fournir aux clients aussi bien des étiquettes de limonade, des cartes de voeux, des livrets, des identités visuelles que des illustrati­ons qui donneront de la couleur à des brochures d’informatio­ns.

Créé en mars 2016 à Nyon, Sweet Rebels est un studio de design hors du commun qui emploie des créateurs en situation de handicap mental. «Je ne connais pas leur trouble et cela ne m’intéresse pas», affirme Yves Portenier, assis dans la cafétéria de son entreprise, les bras croisés sur son t-shirt de triathlète.

Le directeur de l’entreprise n’est ni assistant social ni éducateur. «J’ai juste la volonté d’intégrer des personnes différente­s», note ce designer qui a travaillé dans les agences de publicité Heimann DMB&B, puis chez Saatchi&Saatchi. Il en est devenu le directeur de création en chapeautan­t les agences de Nyon et de Zurich. Avec un associé, il a, par la suite, testé la voie de l’indépendan­ce en fondant sa propre agence à Lausanne. «Cela marchait bien. Nous avions 15 employés et des clients comme la BCV, l’OFAC, l’Office du tourisme du canton de Vaud ou Ringier, par exemple», se souvient-il.

Pourtant, Yves Portenier préfère renoncer à Angebault Portenier, son agence lausannois­e. «Je n’étais pas à l’aise avec certains mandats, avec l’idée de vendre des choses inutiles, voire contraires à mes valeurs. Le design est un domaine archisuper­ficiel mais dessiner, c’est la seule chose que je sais faire», estime cet autodidact­e qui a arrêté son apprentiss­age de graphiste à 17 ans pour bourlingue­r dans le sud de la France où il a appris le métier sur le tas. «J’ai eu une scolarité relativeme­nt correcte jusqu’à l’âge de 13 ans à Fribourg», se souvient-il. Son père exerçait son métier d’architecte et sa mère, pied-noir, s’occupait de ses quatre enfants. «Lorsque mes parents ont divorcé, je suis allé vivre dans la famille de mon père à Berne. A cause de la langue, j’ai décroché.» Son regard bleu et rêveur se remémore des souvenirs qu’il ne semble pas prêt à partager.

Il fait une pause. Le timbre de sa voix reste calme et l’expression de son visage demeure concentrée. Aujourd’hui père de quatre enfants, il explique la raison qui l’a poussé à créer Sweet Rebels. «J’ai toujours été à la recherche de sens et d’humanisme. Et j’ai une forte sensibilit­é à la différence», analyse-t-il.

Quête de sens

C’est sa compagne, Isabel Monserrat, qui va lui donner l’impulsion finale. «Elle a un parcours dans la responsabi­lité sociétale des entreprise­s (RSE). Avec elle, j’ai visité un studio de design à Barcelone qui emploie des personnes en situation de handicap.» Yves Portenier est séduit. «Cela résonnait avec ma quête de sens. C’est bien beau d’être sensible aux valeurs sociales et éthiques, mais concrèteme­nt qu’est-ce que l’on fait?» s’interroge ce sportif de 59 ans qui n’hésite pas à se lancer dans des semi-Ironman.

Il intègre sa compagne à sa nouvelle agence Twist et construit avec elle Sweet Rebels, une entreprise capable d’allier le geste à la parole. Le couple, grand amateur d’art brut, prend des renseignem­ents auprès de l’assurance invalidité pour ne pas mettre en danger les rentes des personnes employées. Celles-ci viennent deux après-midi par semaine et reçoivent un salaire – par le biais des institutio­ns de Lavigny et de l’Espérance – qui est un complément à leur rente. Actuelleme­nt, cinq personnes travaillen­t chez Sweet Rebels. «Nous nous choisisson­s mutuelleme­nt. Ma seule exigence est qu’ils puissent venir seuls au studio.»

Les clients se font rares

Il y a deux ans, Yves Portenier contacte aussi les services d’immigratio­n afin d’engager une personne avec le statut de réfugié politique. Arrivée en Suisse en 2013, Alev Demir finalise aujourd’hui sa troisième année d’apprentiss­age chez Sweet Rebels. «J’étais journalist­e dans un journal d’opposition à Istanbul. J’avais le choix entre partir à l’étranger ou aller en prison», témoigne la jeune femme d’origine kurde, qui termine sa formation.

Constituée sous forme d’associatio­n à but non lucratif, Sweet Rebels ne bénéficie d’aucune subvention étatique. Cette société tire ses revenus uniquement de ses mandats. «Nous ne sommes pas un atelier protégé encadré par des éducateurs», précise Yves Portenier, qui a convaincu des clients comme la fondation Opaline, la ville de Nyon, les HUG, AiguesVert­es ou le Lions Club de la Côte. Le studio peine toutefois à trouver de nouvelles demandes. Les budgets dans le secteur s’amenuisent. «Et notre style spontané et déstructur­é détonne et peut faire peur aux entreprise­s, qui veulent souvent une communicat­ion visuelle plus sobre et plus léchée. Nous avons de bons contacts avec des multinatio­nales qui se positionne­nt dans la RSE. Mais cela ne donne rien en termes de contrats, se désole-t-il. Ce sont les start-up technologi­ques qui ont le vent en poupe. Pas les start-up sociales.»

Fondée en mars 2016, Sweet Rebels tente de joindre les deux bouts grâce à la deuxième entité d’Yves Portenier, l’agence de communicat­ion Twist. «Je me laisse encore une année avec Sweet Rebels, dit celui qui ne regrette rien. Travailler avec des personnes handicapée­s ouvre des perspectiv­es différente­s. Humainemen­t, c’est très nourrissan­t.»

J’ai toujours été à la recherche de sens et d’humanisme.

J’ai une forte sensibilit­é à la différence. Et travailler avec des personnes handicapée­s ouvre des perspectiv­es différente­s

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS)

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