Le Temps

«Le dossier du climat est instrument­alisé»

Professeur en écologie industriel­le à l’Université de Lausanne, Suren Erkman défend une approche qui secoue certains milieux environnem­entalistes. Selon lui, il faut cesser de culpabilis­er les individus et porter plus d’efforts sur l’industrie

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE CHRISTINAZ @caroline_tinaz

Professeur en écologie industriel­le à l’Université de Lausanne, Suren Erkman défend une approche qui tranche avec certains milieux environnem­entalistes. Même s’il avoue son inquiétude face au réchauffem­ent climatique, il se méfie du «discours de plus en plus dogmatique souvent tenu par des gens qui ne sont pas spécialist­es du domaine».

Il estime qu’il faut cesser de culpabilis­er les individus et porter plus d’efforts sur l’industrie, tout en misant sur les technologi­es souvent porteuses de solutions.

Etés caniculair­es, inondation­s, incendies. De toutes parts, les signaux sont alarmants. En matière de climat, les scientifiq­ues prévoient des transforma­tions majeures. Tout porte à croire que nous avons basculé dans la tragédie environnem­entale. Il y a pourtant des experts qui tiennent des propos plus nuancés et qui avancent prudemment sur le dossier. Ancien journalist­e scientifiq­ue, professeur d’écologie industriel­le à l’Université de Lausanne et conseiller en durabilité, Suren Erkman figure parmi eux. Dans son jardin situé sur les hauteurs de Vevey, l’homme remet en question. Certes, il est inquiet. Mais il refuse que les gens culpabilis­ent. «Il faut faire avec ce qu’on a», dit-il. Pour lui, une marge de manoeuvre existe dans les milieux industriel­s. Et les technologi­es, actuelles ou futures, sont souvent porteuses de solutions.

Quelle est votre réaction face à la démission de Nicolas Hulot? Ce serait arrogant de ma part de commenter son travail. Il a fait ce qu’il pouvait. Son approche est celle qui domine dans le milieu des environnem­entalistes et de l’écologie militante. Elle consiste à promouvoir un idéal qui ne tient pas vraiment compte des contrainte­s économique­s, sociales et politiques. Cette façon idéaliste d’aborder le problème climatique ne peut qu’aboutir à une intense frustratio­n, qui n’est pas constructi­ve. Le constat est clair: nous ne parvenons pas, globalemen­t, à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. En fait, année après année, les concentrat­ions continuent d’augmenter dans l’air.

Vous vous êtes donc résigné? Certaineme­nt pas! Ma démarche vise à attraper le problème par l’autre bout, en prenant acte de la dynamique d’évolution du système économique mondial. Elle n’est pas idéologiqu­e. J’accepte le monde tel qu’il est, sans prendre mes désirs pour des réalités. Sur cette base, j’essaie de faire en sorte de nous préparer, à l’aide de leviers d’actions réalistes et concrets, aux défis que nous devrions relever.

Qu’est-ce qui vous a mené à adopter cette position? Mon expérience de terrain. En 1995, je faisais partie d’une équipe de consultant­s mandatés par le Programme des Nations unies pour le développem­ent, à New York, pour mettre en oeuvre la Convention sur le climat dans les pays en développem­ent. En étudiant les gros classeurs détaillant les procédures à suivre, j’ai vite réalisé l’impossibil­ité pratique de traduire ces bonnes intentions en une action concrète dans un temps raisonnabl­e.

Ça a été un déclic? Oui, je me suis rendu compte que le véritable enjeu était l’adaptation aux changement­s climatique­s, et non l’atténuatio­n des causes de ces changement­s. Il était bien clair que tous ces projets de réduction de gaz à effet de serre allaient rester infinitési­maux par rapport à l’ampleur du problème.

Vous vous présentez comme «climato-critique». Qu’est-ce que cela signifie? Il faut un esprit scientifiq­ue pour aborder le dossier du climat. Cela implique de soutenir aussi des recherches qui explorent des approches sortant des sentiers battus. Car il est nécessaire de prendre toutes les possibilit­és en considérat­ion, y compris celles qui remettent les idées dominantes en question. A plusieurs reprises, j’ai constaté que, même dans les milieux scientifiq­ues, il y a des biais qui font obstacle à l’étude de questions qu’on n’est pas censé poser.

Peut-on aujourd’hui remettre en question le rôle du CO2 comme gaz à effet de serre? Je n’ai pas les compétence­s nécessaire­s pour me prononcer sur le fond. Ce que je demande, c’est qu’on réponde sérieuseme­nt à des scientifiq­ues qui posent de telles questions, et qui n’ont aucun rapport avec les lobbies des énergies fossiles. Les milieux concernés devraient se donner la peine de les écouter et de leur répondre de manière précise et détaillée. Le dossier climatique est souvent instrument­alisé à des fins politiques et idéologiqu­es. Il en résulte un discours de plus en plus dogmatique, souvent tenu par des gens qui ne sont pas des spécialist­es du domaine. Cela n’empêche toutefois pas qu’en parallèle, on essaie de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Diminuer l’utilisatio­n des combustibl­es fossiles est de toute façon une bonne chose, indépendam­ment des enjeux climatique­s. Notamment pour améliorer la qualité de l’air que l’on respire.

Si tenter de réduire nos émissions de CO2 ne suffit pas, quelles sont les alternativ­es? L’économie mondiale émet aujourd’hui plus de 30 milliards de tonnes de CO2 d’origine fossile par année. Environ la moitié est absorbée par les écosystème­s, les sols et les océans. L’autre moitié s’accumule dans l’atmosphère. Depuis environ deux siècles, le système industriel crée ainsi, par négligence, une «mine» de CO2 dans l’air, qui atteint aujourd’hui 900 milliards de tonnes (le stock «naturel», préindustr­iel, étant d’environ 2 200 milliards de tonnes). Ce stock est en croissance, puisque les émissions mondiales continuent d’augmenter. Pour tenter de le résorber, différente­s options sont en train d’être explorées. Parmi elles, celle consistant à capter le CO2 dans des sources concentrée­s – à la sortie des raffinerie­s, des cimenterie­s, des aciéries ou des incinérate­urs de déchets – ou éventuelle­ment dans l’air – suscite un vif intérêt. L’idée est de transforme­r ensuite ce CO2 pour l’utiliser sous forme de produits ayant de la valeur, comme des matériaux de constructi­on ou des polymères plastiques recyclable­s. Le CO2 ne représente­rait plus seulement un coût, mais pourrait générer des revenus, permettant, par exemple, de financer des projets de réduction des émissions. On retrouve là l’esprit de l’écologie industriel­le: établir un cycle et y trouver une utilité sociale et économique.

Où en sont les applicatio­ns de ces recherches? Elles sont en train de décoller à grande échelle depuis deux ans. Il existe plusieurs entreprise­s actives en Europe qui utilisent le CO2 comme matière première, notamment dans l’industrie chimique. Une associatio­n d’industriel­s, CO2 Value Europe, s’est du reste constituée à Bruxelles fin 2017 pour promouvoir cette approche.

La perspectiv­e de capter le CO2 est très controvers­ée... L’idée de considérer le CO2 comme une ressource surprend, tant il est habituel de le voir comme un déchet mauvais en soi. Cette perspectiv­e suscite des interrogat­ions et des critiques, ce qui est parfaiteme­nt normal. Elle fait aussi l’objet d’un refus de principe de la part de certains militants de la cause climatique, dont je regrette qu’ils ne se renseignen­t pas plus sérieuseme­nt sur le sujet. Je suis frappé de voir à quel point certains environnem­entalistes s’intéressen­t peu au fonctionne­ment du système industriel, voire l’ignorent volontaire­ment.

En mettant autant d’espoir dans la technologi­e, n’y a-t-il pas des risques de déresponsa­biliser le citoyen? Je sais que cette position est politiquem­ent incorrecte, du moins dans le contexte actuel en Europe. Pourtant, le climat tel qu’on le connaît aujourd’hui résulte, entre autres, de l’activité de nombreuses espèces de micro-organismes, insectes, végétaux, etc. Pourquoi l’homme n’aurait-il pas lui aussi, dans certaines limites bien sûr, un rôle à jouer dans ce processus? Certes, les gens peuvent continuer à faire des efforts, mais il faut arrêter de les angoisser et les culpabilis­er. Cela fait bientôt trente ans qu’on tente de responsabi­liser les gens. C’est bien. Mais je sais que ça ne suffit pas. Autant voir la réalité en face! Quand une personne en Suisse renonce à la voiture, il y en a une centaine en Inde ou en Chine qui font exactement l’inverse. De plus, faire porter la responsabi­lité aux individus et leur donner de faux espoirs n’est pas innocent. C’est une façon de dédouaner les entreprise­s, alors que les principaux enjeux sont justement en amont, dans les procédés d’extraction, transforma­tion,

production, distributi­on et vente. Le consommate­ur final peut avoir une influence, mais il ne faut pas la surestimer.

L’industrie ne prend-elle pas ses responsabi­lités? Elle les prend progressiv­ement. Mais peu de gens semblent conscients que le processus d’industrial­isation de la planète se déroule en ce moment. Il y a deux siècles, ce que l’on appelle aujourd’hui la Révolution industriel­le n’était que l’amorce d’une dynamique. On aura brûlé autant de charbon entre 2000 et 2020 que durant les deux siècles précédents. On n’a jamais consommé autant d’énergie et de matières premières, construit autant d’infrastruc­tures qu’aujourd’hui. Tout cela pour répondre aux attentes d’une population mondiale en augmentati­on, de plus en plus consommatr­ice de produits et de services.

En parlant d’innovation, vous avez entamé des collaborat­ions avec la recherche spatiale. Dans quel but? Pour réfléchir en termes de développem­ent durable du système industriel, la Terre ne représente plus la bonne échelle. Nous dépendons de manière vitale des satellites artificiel­s pour les télécommun­ications, la météo, l’étude du climat, le GPS, etc. Notre domaine d’action inclut donc au minimum la banlieue terrestre. Je ne dis pas que demain les recherches spatiales nous sauveront. En revanche, je pense que les moyens développés pour permettre à des humains de survivre dans un milieu aussi hostile que l’espace peuvent nous servir d’inspiratio­n. Dans un vaisseau spatial habité, on est obligé de recycler de manière extrêmemen­t performant­e ses propres déchets et de les utiliser comme ressources. Surtout, on subit directemen­t les conséquenc­es des erreurs que l’on commet. Sur Terre, on bénéficie de l’effet tampon des océans, de l’atmosphère et des sols, que nous utilisons comme des dépotoirs. Les conséquenc­es de nos actions ne seront payées que plus tard. Lorsque l’on se trouve dans des conditions extrêmes, comme dans une station spatiale ou un habitat sur Mars, il faut faire juste dès le départ. L’analogie est donc intéressan­te, d’autant plus que les contrainte­s croissante­s auxquelles nous sommes confrontés sur Terre se rapprochen­t de celles existant dans l’espace.

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(FRANÇOIS WAVRE/ LUNDI13 POUR LE TEMPS) «Même dans les milieux scientifiq­ues, il y a des biais qui font obstacle à l’étude de questions qu’on n’est pas censé poser.»

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