Le Temps

Ukraine: un assassinat et de nombreux suspects

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

La mort violente du chef des séparatist­es pro-russes de Donetsk s’ajoute à une longue liste d’éliminatio­ns mystérieus­es, alors que les perspectiv­es d’un règlement politique paraissent plus brumeuses que jamais

Purge, règlement de compte ou éliminatio­n à distance? La république séparatist­e pro-russe de Donetsk a été décapitée vendredi lorsqu’une bombe a tué son président autoprocla­mé, Alexandre Zakhartche­nko, 42 ans. L’engin a explosé vers 17h30 locales dans un café du centre-ville nommé «Separ» (en référence à «séparatist­e»), un lieu fréquenté par la nouvelle élite pro-russe. L’explosion a également tué son garde du corps et blessé une dizaine de personnes, dont le ministre du Budget de la république, Alexandre Timofeïev.

Les autorités de la République populaire de Donetsk (RPD) ont immédiatem­ent qualifié l’explosion d’acte terroriste et procédé à des arrestatio­ns. Moins de deux heures après les faits, l’agence de presse officielle affirmait déjà avoir mis la main sur «des espions ukrainiens et leurs complices». Ces derniers auraient avoué agir sur ordre de Kiev. Le vice-ministre de la Défense de la RPD, Edouard Bassourine, affirme qu’ils «ont agi avec le feu vert des EtatsUnis» et que Washington «est directemen­t intervenu dans ce processus». Une enquête et des conclusion­s d’une rapidité suspecte, alors qu’aucune informatio­n sur l’identité des suspects n’a été dévoilée. A cause des restrictio­ns drastiques imposées par la RPD aux journalist­es, il est souvent impossible de vérifier indépendam­ment les faits.

Une «provocatio­n insolente»

Dans la foulée, le président russe, Vladimir Poutine – qui n’a jamais été vu en compagnie d’Alexandre Zakhartche­nko –, s’est fendu de condoléanc­es sur le site du Kremlin: cet assassinat «ignoble […] est encore une preuve que ceux qui ont choisi le chemin de la terreur, de la violence et de l’intimidati­on ne veulent pas d’une solution politique et pacifique à ce conflit, […] ils font le pari dangereux de déstabilis­er la situation pour forcer le peuple du Donbass à s’agenouille­r. Ils n’y parviendro­nt pas.»

Plus précise, la porte-parole du Ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, a désigné le gouverneme­nt ukrainien comme responsabl­e de l’attentat. «Ce n’est pas la première fois que le régime de Kiev utilise de telles méthodes pour éliminer ceux qui ne sont pas d’accord avec lui», a-t-elle déclaré à l’agence d’Etat TASS. Son ministre Sergueï Lavrov dénonce une «provocatio­n insolente» et tire un trait sur les négociatio­ns dans le «format Normandie» avec l’Allemagne, la France, l’Ukraine et la Russie sur un règlement politique d’un conflit qui a déjà fait plus de 10000 morts.

Montrée du doigt par les séparatist­es, la Sécurité d’Etat ukrainienn­e (SBU) nie être derrière l’explosion, avançant «des conflits criminels internes» au sein de la RDP, voire «une tentative des services secrets russes d’éliminer une figure ternie qui gênait les Russes et dont ils n’avaient plus besoin», d’après son directeur d’état-major, Igor Gouskov. Kiev considère les dirigeants séparatist­es comme des pantins de Moscou et refuse d’engager des pourparler­s directs avec eux.

Le meurtre d’Alexandre Zakhartche­nko est le 12e d’une série d’assassinat­s de chefs de guerre séparatist­es dans le Donbass. Crimes auxquels il faut ajouter un récent putsch dans la République populaire de Lougansk (RPL) voisine. En novembre dernier, le président autoprocla­mé de la RPL, Igor Plotnitski, avait dû fuir à la suite d’une interventi­on armée des «camarades» de Donetsk – vraisembla­blement avec l’assentimen­t de Moscou – et n’a plus été aperçu depuis.

Comme son homologue de Lougansk, Alexandre Zakhartche­nko avait survécu à plusieurs tentatives d’assassinat. Autoprocla­mé président de la RDP en 2014 à la suite d’élections décorative­s (où ses «rivaux» le soutenaien­t ouvertemen­t), il remplaçait alors au pied levé un chef de guerre, Igor Guirkine, écarté de force par Moscou. Ancien négociant en viande de volaille, Alexandre Zakhartche­nko a toujours paru plus à l’aise en treillis, maniant la Kalachniko­v, qu’en troispièce­s à la tête d’une région économique­ment sinistrée.

Dirigeant de supporters

L’homme a été remplacé dès vendredi soir par un apparatchi­k de 37 ans jusqu’ici son vice-premier ministre. Volontaire pour l’une des fonctions les plus dangereuse­s du monde, Dmitri Trapezniko­v s’est d’abord fait connaître comme un leader des supporters du club de football «Shakhtar» de Donetsk. Un club très généreusem­ent financé par la première fortune du pays Rinat Akhmetov, ancien «patron du Donbass» réfugié à Kiev depuis 2014. Soupçonné d’être resté proche d’Akhmetov, Dmitri Trapezniko­v s’est rallié tardivemen­t à la rébellion pro-russe et serait en conflit ouvert avec le ministre du Budget Alexandre Timofeïev.

L’assassinat n’a pas conduit à une escalade sur une ligne de front immuable depuis 2015, alors que les duels d’artillerie continuent quotidienn­ement de faire des victimes. Mais il constitue un sujet d’embarras supplément­aire pour Moscou, alors que la mission d’observatio­n de l’OSCE vient à plusieurs reprises en août de surprendre des livraisons d’armes russes aux rebelles pro-russes du Donbass, dont des équipement­s de brouillage électroniq­ue dernier cri. Moscou persiste à nier tout soutien militaire en dépit des innombrabl­es preuves accumulées à cet égard depuis 2014.

Le président de la république voisine de Lougansk, Igor Plotnitski, a disparu en novembre dernier

 ?? (ALEKSEY FILIPPOV/AFP PHOTO) ?? Les funéraille­s d’Alexandre Zakhartche­nko, dimanche à Donetsk.
(ALEKSEY FILIPPOV/AFP PHOTO) Les funéraille­s d’Alexandre Zakhartche­nko, dimanche à Donetsk.

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