Le Temps

La Suisse face à la migration et autres défis planétaire­s

- YVES SANDOZ PROFESSEUR HONORAIRE DE DROIT INTERNATIO­NAL HUMANITAIR­E

Renoncerie­z-vous à sauver un enfant de la noyade sous prétexte de ne pas déresponsa­biliser ses parents? C’est pourtant l’attitude que préconise l’opinion dominante en Europe pour les migrants, alors que se noient des milliers de personnes, des femmes enceintes, des enfants. Loin de réagir, on condamne ceux qui s’efforcent de les sauver sous prétexte qu’ils font le jeu de passeurs véreux. Qu’on en soit arrivé là démontre le désarroi provoqué par la migration, qui nous fait perdre le sens de valeurs fondamenta­les. Cela dit, sans pour autant se voiler la face sur les problèmes très ardus posés par la migration.

En premier lieu, la turpitude des passeurs et de tous ceux qui violent, pillent ou exploitent les migrants tout au long de leur parcours: on aimerait là aussi voir émerger une plus ferme volonté de traquer ces groupes mafieux et que cesse l’impunité dont ils jouissent.

La répartitio­n équitable, ensuite, des demandeurs d’asile dans des centres d’accueil puis des réfugiés reconnus dans différents pays, avec la difficile question de leur intégratio­n.

Les causes profondes de la migration, enfin, sans se borner à la notion étroite de réfugié. C’est à l’évidence là un défi planétaire que doit affronter la communauté internatio­nale. Le rapport du PNUD sur «les chemins de l’extrémisme en Afrique» met notamment le doigt sur un cercle vicieux: le terrorisme puise ses racines dans le sous-développem­ent et la perte de confiance en des gouverneme­nts impuissant­s ou corrompus, mais il est aussi un obstacle aux efforts de développem­ent. Or on sait le lien qui existe entre sous-développem­ent et croissance démographi­que dans des Etats qui stagnent dans la pauvreté et celle-ci ne peut qu’alimenter le flux migratoire. Un récent livre de Stephen Smith, La ruée vers l’Europe, pourrait passer un mauvais message car il relève que si l’on se contente d’aides cosmétique­s, on ne fera qu’accroître la migration, un léger mieux donnant à un plus grand nombre les moyens financiers d’émigrer sans pour autant modifier la situation au point de leur ôter la tentation de le faire. On ne saurait toutefois en tirer la conclusion qu’il faut renoncer à toute aide. Un autre rapport du PNUD sur le développem­ent humain souligne bien au contraire qu’il est vital de s’engager avec beaucoup plus d’énergie dans des réformes institutio­nnelles mondiales qui doivent «englober les domaines plus généraux de la réglementa­tion des marchés internatio­naux, de la gouvernanc­e des institutio­ns multilatér­ales et du renforceme­nt de la société civile mondiale».

Quel rôle peut donc jouer notre petit pays face à tous ces défis, sinon un leadership moral par des initiative­s internatio­nales, une grande disponibil­ité à offrir ses bons offices et un comporteme­nt exemplaire? Or force est de constater que la Suisse n’a pas donné de signaux bien encouragea­nts à cet égard ces derniers temps. On aurait souhaité d’elle:

– qu’elle s’engage fermement pour le sauvetage des migrants et pour une répartitio­n équitable des demandeurs d’asile (les plus anti-européens s’accommoden­t fort bien du renvoi dans le pays de premier accueil préconisé par l’Union européenne!);

– qu’elle vole au secours de l’UNRWA à qui les Etats-Unis ont coupé les fonds, alors que tout indique que de péjorer le droit à l’éducation et à la santé de jeunes Palestinie­ns, dont l’espoir d’une patrie s’estompe chaque jour davantage face à l’annexion larvée de la Cisjordani­e par Israël, nourrira le terreau du terrorisme;

– qu’elle exige des entreprise­s multinatio­nales établies en Suisse de ne pas user de la corruption et de respecter strictemen­t des normes sociales et environnem­entales où qu’elles opèrent et, pour le moins, élabore un contre-projet à l’initiative populaire «Entreprise­s responsabl­es – pour protéger l’être humain et l’environnem­ent», en prélude à un engagement en faveur de règles internatio­nales plus strictes à ce sujet;

– qu’elle rejette sans ambiguïté l’ouverture du marché de l’armement aux pays dans lesquels sévit un conflit armé non internatio­nal, en n’oubliant pas, d’une part, qu’il peut y avoir des rébellions légitimes dans des pays dictatoria­ux, d’autre part, qu’elle se ferme ainsi toute possibilit­é de jouer un rôle de bons offices;

– qu’elle ratifie sans tergiverse­r le traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires.

De récentes décisions du parlement ou du gouverneme­nt sur ces questions font hélas plutôt nager notre pays dans les eaux glauques d’un gagne-petit que dans les eaux claires d’un leader moral. Je crache dans la soupe me dira-t-on en avançant les impératifs de l’économie. Il est pourtant aisé de comprendre, si son horizon dépasse la prochaine échéance électorale, que les politiques du chacun pour soi mènent à des catastroph­es. Or seule une attitude exemplaire permettrai­t de placer notre pays dans le rôle de leader que l’on espère lui voir jouer dans l’indispensa­ble mobilisati­on de toute la communauté internatio­nale pour affronter les grands défis planétaire­s. Puissent la reprise des débats parlementa­ires et un rejet massif de l’aberrante initiative dite des «juges étrangers» nous remettre sur de bons rails.

De récentes décisions font hélas plutôt nager notre pays dans les eaux glauques d’un gagnepetit que dans les eaux claires d’un leader moral

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