Le Temps

Le registre européen des actionnair­es importants devient public

- SHELBY DU PASQUIER AVOCAT, LENZ & STAEHELIN

Un développem­ent récent dans le domaine de la lutte anti-blanchimen­t est bizarremen­t passé relativeme­nt inaperçu, malgré son importance. Il s’agit du registre central des bénéficiai­res effectifs (en anglais ultimate beneficial owners, UBO). Cette institutio­n a vu le jour avec la 4e directive de l’Union européenne du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisatio­n du service financier aux fins de blanchimen­t de capitaux (2015/849).

Cette directive prévoit notamment à son article 30 l’obligation pour les Etats membres d’introduire un registre central des bénéficiai­res effectifs des entités sises dans leurs juridictio­ns. La directive UE qualifie de «bénéficiai­re effectif» toute personne physique qui détient ou contrôle, directemen­t ou indirectem­ent, 25% ou plus du capital ou des voix d’une entité donnée. Les Etats membres sont toutefois libres d’élargir cette définition dans leur législatio­n nationale.

Recommanda­tion du GAFI

L’objectif poursuivi avec le registre central des UBO est d’assurer, en ligne avec les recommanda­tions du GAFI, une plus grande transparen­ce en matière d’ayants droit économique­s et de lutter ainsi de manière plus efficace contre le blanchimen­t et le terrorisme. L’ensemble des entités ayant leur siège au sein de l’Union européenne sont visées, indépendam­ment de la nationalit­é de leur actionnari­at ou du secteur dans lequel elles opèrent, notamment les entreprise­s industriel­les et de services. Toutes les formes juridiques d’entités sont couvertes par la directive UE, y compris les trusts et fondations, à l’exception des sociétés cotées.

Les entités concernées ont pour leur part l’obligation – sanctions à la clé – de collecter et de transmettr­e à un registre central les informatio­ns sur leurs bénéficiai­res effectifs et, dans certains cas, leurs chaînes de détention. Les détails de la mise en oeuvre du registre ainsi que, comme indiqué, la définition de bénéficiai­re effectif sont laissées à l’appréciati­on des Etats membres.

Ouvert au public

L’accès à ces registres centraux est pour l’instant limité et présuppose généraleme­nt la démonstrat­ion d’un intérêt légitime. Cette situation est toutefois en passe de changer. L’Union européenne vient en effet d’adopter en date du 30 mai 2018 une 5e directive en matière de lutte anti-blanchimen­t (2018/843), qui ouvre au public l’accès aux registres centraux et aux informatio­ns qu’ils contiennen­t (article 15).

A ce jour, la quasi-totalité des Etats membres de l’Union européenne ont transposé la 4e directive dans leur législatio­n nationale, et ils ont jusqu’au 10 janvier 2020 pour en faire de même s’agissant de la 5e directive. Par ailleurs, un certain nombre d’Etats tiers ont emboîté le pas de l’Union européenne et ont également instauré un registre central des UBO. Tel est ainsi notamment le cas de l’Argentine, du Brésil ou de Singapour. Le 1er mai 2018, l’Angleterre a pour sa part enjoint à ses 14 territoire­s d’outre-mer d’introduire un tel registre central d’ici à la fin 2020. Les juridictio­ns concernées incluent les Bermudes, Gibraltar, les îles Vierges britanniqu­es et les îles Caïmans.

La Suisse moins invasive

Pour mémoire, la Suisse a pour sa part choisi une approche différente et nettement moins invasive, à savoir l’introducti­on en 2014 d’une obligation pour les entreprise­s suisses d’établir un registre interne des ayants droit économique­s détenant 25% en plus des actions ou voix d’une société suisse non cotée en bourse (art 697j CO). Ce registre est tenu par la société elle-même, et non pas par une autorité centrale. Contrairem­ent au régime européen, il n’est pas public et, à l’instar du registre des actionnair­es, n’est accessible sur demande qu’aux autorités judiciaire­s ou réglementa­ires suisses.

A noter que cette approche est en ligne avec les recommanda­tions du GAFI, qui n’imposent pas de registre central, mais la mise en oeuvre de procédures permettant la collecte et la mise à dispositio­n rapide aux autorités d’informatio­ns relatives aux bénéficiai­res économique­s des entités d’une juridictio­n donnée (recommanda­tions 24 et 25). A relever encore que d’autres pays, dont la Russie, ont également repris ce système de registre interne.

Disséminat­ion d’informatio­ns sensibles

Avec la mise en place de registres centraux, un certain nombre de difficulté­s ont commencé à apparaître pour les entreprise­s censées collecter les informatio­ns sur leurs bénéficiai­res effectifs. C’est notamment le cas pour les groupes non cotés ayant un réseau de filiales à l’étranger. Ces entités sont en effet tenues de transmettr­e des informatio­ns sur leurs bénéficiai­res dans certaines des différente­s juridictio­ns où ils sont implantés.

Au-delà de la charge administra­tive importante que cet exercice implique pour les entités concernées, cela va, d’une part, provoquer une large disséminat­ion d’informatio­ns jusque-là non publiques et souvent confidenti­elles, voire sensibles. Cela soulève des enjeux importants en matière de protection des données et de la vie privée.

D’autre part, au vu des disparités existant entre les différents pays, la mise en oeuvre de ces règles va conduire dans de nombreuses situations à l’inscriptio­n d’informatio­ns divergente­s pour le même groupe selon le pays dans lequel se trouve la filiale considérée. On peut d’ores et déjà anticiper les problèmes que cela provoquera le jour où ces registres devront être ouverts au public. Raison de plus pour se féliciter de l’approche pragmatiqu­e et mesurée suivie par la Suisse dans ce domaine, même si cela n’empêchera pas la divulgatio­n d’informatio­ns en lien avec les filiales européenne­s des groupes suisses.

Avec la mise en place de registres centraux, un certain nombre de difficulté­s ont commencé à apparaître pour les entreprise­s censées collecter les informatio­ns sur leurs bénéficiai­res effectifs

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