Neuchâtel efface Louis Agassiz. Un dangereux précédent
En 1924, Petrograd fut rebaptisée Leningrad. L'année suivante, Tsaritsyne était renommée Stalingrad, tandis qu'en 1953, Chemnitz devenait Karl-Marx-Stadt et qu'en 2018, l'Espace Louis-Agassiz de Neuchâtel prenait le nom d'Espace Tilo-Frey.
Si les contextes politiques sont différents, une même logique est à l'oeuvre derrière ces changements de toponymie: adapter les lieux à l'idéologie du temps, triturer, malaxer, concasser l'histoire jusqu'à la faire entrer dans le moule idéologique du jour, changer l'identité des lieux avant de changer celle des gens, transformer les symboles pour modeler les consciences. Alors qu'on pensait pareilles opérations de débaptisation réservées aux régimes totalitaires ou à leurs parodies – on pense à Hergé, lorsque la capitale du San Theodoros change de nom pour Tapiocapolis, puis Alcazaropolis, au gré des révolutions –, on découvre, éberlué, que pareils travaux sont aussi menés sous nos latitudes. En 2018.
A Neuchâtel, l'Espace Agassiz n'est pas n'importe quelle placette, puisqu'il s'agit de l'une des adresses de l'université. On apprend donc que c'est avec l'aval, ou peut-être à l'initiative, de l'académie que le déboulonnage a lieu, le chercheur Agassiz, scientifique de réputation internationale et fondateur de cette même institution, devant céder la place à la première Neuchâteloise élue au Conseil national. Notons ici que ni la personnalité ni le parcours de Tilo Frey ne sont en cause, le fait d'honorer une femme, politicienne et militante féministe, étant assurément légitime. Reste que le gommage brutal d'un des plus éminents scientifiques neuchâtelois, au sein même de ce lieu de connaissance qu'est l'université, donne à réfléchir.
Louis Agassiz était-il raciste? Oui, assurément. Agassiz a cherché à établir une hiérarchie des races sur des bases scientifiques et ses thèses sur la prétendue infériorité des Noirs ne peuvent, en 2018, que choquer. Il n'en demeure pas moins qu'évaluer des idées publiées il y a 170 ans à l'aune des connaissances, des valeurs et des passions d'aujourd'hui relève de la simplification, voire de l'imposture: on ne saurait partir du présent pour juger du passé, sauf à vouloir fausser, naïvement ou à dessein, la complexité de l'histoire. Plutôt que de faire disparaître les individus des photos, les autorités locales auraient été mieux inspirées d'expliquer les thèses racistes d'Agassiz en les contextualisant, d'adopter une démarche critique d'historien et non de censeur, de réfuter les pseudo-théories et de répondre aux errements scientifiques par la science plutôt que par la morale, les coups de ciseaux et les bons sentiments. Cela aurait, il est vrai, coûté plus cher que l'achat d'une plaque et quatre vis (argent que les édiles ont préféré investir dans l'installation d'un clitoris géant, place de la Gare, autre manière sans doute de rendre hommage à la Femme éternelle, mais c'est un autre débat).
Quoi qu'en disent les autorités, pareil déboulonnage crée un précédent; la boîte de Pandore est désormais ouverte et nombreux exigeront, n'en doutons pas, de ne pas s'arrêter en si bon chemin. La ville de Neuchâtel doit compter plus de 500 noms de rues, places, quartiers ou passages: s'est-on bien assuré, au Conseil communal, de la conformité idéologique de chacun de ces toponymes? On imagine bien ces messieurs-dames installés à leur bureau, l'ordinateur ouvert sur Wikipédia et le feutre rouge en main, triant le bon grain de l'ivraie avec l'air suffisant de ceux qui oeuvrent pour le bien (prochaines plaques passées au karcher du côté de la place Pury, de l'Hôpital Pourtalès et du Palais DuPeyrou). On se demande d'ailleurs où s'arrêtera la machine démagogique à rectifier l'histoire: qu'est-ce que ce «château neuf» dont est tiré le nom de la ville, sinon un symbole moyenâgeux rappelant une période qu'on imagine fort peu tolérante à l'égard des minorités, temps sombres et propices à d'innombrables discriminations (religieuses, basées sur le sexe, l'ethnie, les préférences sexuelles, et Dieu sait quoi encore?) avec lesquelles une ville aussi ouverte que Neuchâtel ne saurait continuer d'être associée? D'un passé aussi encombrant, n'est-il pas temps aussi de faire table rase, tant qu'à faire?
Qu'on nous permette donc, en guise de conclusion, de soumettre aux lumières de la ville quelques projets de nouveaux noms, tous plus en adéquation avec l'esprit de tolérance qu'entend promouvoir le Conseil communal: «La ville aux mille papillons», «La ville des fleurs pleines de couleurs» ou, plus sobre mais aussi plus explicite, «Gentils-ville» (après réflexion, nous renonçons à suggérer «La ville des gens bons», potentiellement discriminante à l'égard de la minorité végane). Si ces dénominations pourraient apparaître comme un peu nigaudes, elles ont le grand mérite – le seul qui vaille, désormais – d'être idéologiquement saines. Gageons qu'ainsi rebaptisée, purifiée des dernières scories d'une histoire fort mal assumée, Neuchâtel saura retrouver la grandeur qui fut, il y a de plus en plus longtemps hélas, la sienne.
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Evaluer des idées publiées il y a 170 ans à l’aune des connaissances, des valeurs et des passions d’aujourd’hui relève de la simplification, voire de l’imposture